Le lac de Tignes se dessine à mes pieds, depuis le col dont je descends.
Retour très temporaire à une humanité envahissante, incarnée par ses poteaux, ses câbles, ses jalons métalliques et linéaires occupant la montagne.
Au-dessus de ma tête, le ciel est noir. Depuis ce matin, je marche sans soleil, intranquille, les pieds pour une fois tendus vers l’objectif de la fin de journée. Traverser la station qui ne m’inspire pas, regagner l’autre côté de la Vanoise, continuer un peu.
Pas de soleil, pas de vue. L’horizon bouché de nuages.
Les premières gouttes arrivent. Bien entendu. Forcissent. Se densifient. Traversent. Le ciel noir se crève, gronde, se lacère. Eclairs. Tonnerre.
L’orage, évidemment.
La cape de pluie est un vêtement étrange. Toujours désagréable. Souvent oublié. Jamais facile à enfiler. Le mauvais oeil du marcheur, la chose qu’on oublie pour ne pas avoir à s’en servir. Jamais là quand elle serait nécessaire.
Pas dans mon sac, en tout cas. Ni sur moi.
Mes chaussures seules résistent, bientôt je suis un torchon trempé, une éponge en marche. Une flaque en mouvement.
Les pieds rythment au son des éclaboussures. Le froid me gagne. Une inquiétude diffuse aussi, seul en montagne entouré d’éclairs, couvert d’eau – l’eau est bonne conductrice, je le sais. Inquiétude irrationnelle renforcée par le sentiment d’inconfort.
Alors, je marche. J’avance. Je trouverai bien un endroit pour m’accueillir… Un refuge !
La station en cette fin juin est désertée. Personne sur les pentes herbeuses qui entourent le Val Claret, personne en vue avec ce temps de crapaud.
Trempé jusqu’au slip, je suis.
Enfin, je vois se dessiner le refuge attendu. Une bâtisse posée à la sortie des pistes de ski, le long du sentier qui me mène vers la Suisse. La pluie redouble d’efforts pour m’achever avant l’étape matinale.
Arrivé. A peine 10h du matin, Grelottant. Fatigué. Déjà…
Je pousse la porte. La grande salle est vide, j’entends des bruits en cuisine, derrière le comptoir. M’approche. Le gardien m’indique le poêle, pour faire sécher mes vêtements. Timidement, je lui demande s’il serait possible de manger un morceau. Il réfléchit, prend pitié, acquiesce.
Il retourne dans la cuisine me préparer ce qu’il peut. Pendant ce temps, je me déshabille, reste en slip et T-shirt, mes vêtements posés sur le poêle, et moi, tout contre. Je fume de tout mon corps. Avant de sortir des vêtements de rechange du sac, je profite de la chaleur, du sec, du poêle.
Quelques minutes plus tard, arrive une assiette.
« C’est tout ce que je peux faire » s’excuse le gardien du refuge en la posant devant moi.
Une assiette de pâtes.
L’odeur de crème et de romarin m’aspire. Toujours en sous-vêtements, je m’assois sur un banc à une des grandes tables, et me mets à dévorer.
Longues spaghettis parfaitement cuites, se nappant de crème à mesure que je les tourne dans ma cuillère. Accrochant au passage un brin de romarin, un éclat de poivre. Un grain de sel.
Déposées en bouche elle se blottissent contre mes joues, me caressent la langue. Me flattent la gorge. Me chauffent, doucement, de l’intérieur.
Je mâche, lentement, je mange, vitalement, je jouis, sûrement.
L’assiette m’accompagne quelques minutes salvatrices, me redonne toute l’énergie dissoute dans l’orage et sous la pluie. Fini, le froid, fini l’humide, la grisaille lancinante qui ne passe pas.
Quelques spaghettis plus tard, revêtu, après des remerciements lyriques au gardien, je suis prêt à repartir.
Les pâtes essentielles, fumet incomparable, consistance idéale, satiété vitale.