Le piège du pastrami

Elle remonte à loin, cette envie de marcher pour aller manger. Elle remonte à toujours, j’imagine.

Et nous concerne tous.

Les canyons new-yorkais sont préfabriqués d’idées reçues : densité, flot, populace, bousculades.

Mais dans mon souvenir, la marche à New York était particulièrement douce. Comme un après-midi de printemps au bord de la Marne, mais à New York. En plein été. Sous 35°. Rien de doux, objectivement, si ce n’est la belle sensation, après deux semaines de vacances itinérantes, d’être totalement détendu. Chez soi et au monde, à la fois.

Chez soi, dans le monde.

Et not a care in the world.

Un sentiment rare, un état délicieux.

Comme l’était cette marche, accompagné de mon frère et notre meilleur ami, de mon père et son meilleur ami, père de notre meilleur ami.

En famille, entre garçons, décontractés.

Les pas s’allongeaient, préparant une bonne blague, nous jetant dans un piège que nous ignorions, encore.

L’humour gastronomique nous guettait.

Nous étions en chemin pour dîner. Et pour quel dîner! Invitation chez une tante marocaine, excellente cuisinière et hôtesse exceptionnelle, new-yorkaise d’adoption absolument folle de sa ville, qui nous avait promis un festin.

Mon père et son ami en parlait, évaluant les probabilités de tel ou tel tagine, glosant sur le couscous, supputant le méchoui, idéalisant la chakchouka, me mettant l’eau à la bouche. Les quelques blocks qui nous séparaient des agapes semblaient bien partis pour être rapidement avalés.

Tout au plus, une grosse demi-heure de marche dans New York liberté. Avant de s’attabler et d’attaquer.

Mais New York est la ville du deli. Ses rues regorgent de sandwiches au pastrami, au corned beef, aux diverses viandes héritées de la longue tradition du cholestérol ashkenaze. Et sur le chemin de la tante et de son plantureux repas, une des meilleurs adresses de l’époque nous attendait. Discrètement, innocemment, mais fièrement campée dans son block, attendant le chaland. La vitrine débordant de ces charcuteries qui me faisaient bien plus envie que tous les étalages de bonbons ou gâteaux que l’on aurait pu imaginer.

Je salivai au passage.

Sans nous concerter, nous nous arrêtâmes. Hésitâmes.  Nous regardâmes.

Nous salivions. Et les étalages nous attiraient.

Alors, comme un seul homme, il nous parut évident de rentrer. Pas longtemps. Pour regarder, peut-être ?

Oui, regarder.

Goûter, peut-être ?

En tout cas, faire connaissance avec ces joyaux de la gastronomie populaire. Ces as du sandwiches. Ces rois de la boustifaille !

On ne pouvait pas laisser passer une telle provocation sans y répondre, avons-nous pensé.

Il faut savoir écouter son destin, nous disions-nous, tandis qu’on nous menait à une table et nous mettait une carte entre les mains.

Pas le temps de tergiverser (on était attendus) : hot pastrami sandwich en direct, avec un coca pour faire descendre.

Et quelques minutes plus tard, arriva sur la table la quintessence de l’héritage culturel juif aux Etats-Unis. Deux fines tranches de pain de seigle séparées par huit centimètres d’épaisseur de viande fumée, épicée, tiédie, coupée en tranches fines. Pour faire bonne mesure, un cornichon, du cole slaw, quelques frites.

Un repas de roi, en apéritif.

Comme des plongeurs en équipe, nous attaquâmes avec ardeur et synchronisation, mordant à belles dents, arrachant des pans entiers de nos sandwiches, anciens fauves transformés en goinfres, jus coulant de nos lèvres, les yeux et les babines luisantes. Un fort piteux spectacle, mais nous ne voyions que la nourriture. Pas le temps d’observer, il faut engloutir !

Et engloutir, nous fîmes. Pressés par le temps, inquiets de la mauvaise conscience qui menaçait de nous gagner, il nous fallut à peine 15 minutes pour expédier ce premier festin de la soirée.

Mangé, levés, payé, nous revoilà dehors.

Et la réalité s’installe. Pesante. Lourde. Dans nos ventres, sur nos sourires, dans notre rire bête (mais sincère). La marche apéritive doit devenir digestive, il nous faut arriver en état de manger chez notre hôtesse.

Nous faisons traîner les deux petits kilomètres qui nous en séparent encore. Jurons de ne jamais trahir notre secret. Tentons de retrouver un semblant d’appétit, cherchons dans nos ventres la place qu’il pourrait y avoir.

Et moi qui arrive précédé de ma réputation de mangeur, de gourmet, de gourmand insatiable, je sais que sur mes épaules repose l’honneur de la famille. Je dois manger ce qu’on me servira, je devrai même en reprendre, sans quoi, la honte s’abattra sur nous. Alors je me prépare. A faire plaisir, à faire honneur.

A faire semblant.

Je dois peaufiner mon simulacre d’orgasme gastronomique, arriver au top lorsqu’on me repassera le plat, m’extasier, m’écrier de joie, me gaver. Alors que je sais que le plaisir ne sera pas au rendez-vous.

Impossible, après ce que j’ai mangé, de jouir encore.

Je marche, voyant les numéros de rue défiler, à mon grand regret, le but approcher, à ma grande inquiétude. L’immeuble, se préciser.

Impossible d’y échapper !

Nous arrivons chez N…, le portier nous fait entrer, nous prenons l’ascenseur. Sonnons. La porte s’ouvre.

Une odeur délicieuse nous accueille. De safran et d’ail. De poivron et tomate en compotée. De viande rôtie.

Un instant terrassé, je me ressaisis.

Aucune échappatoire. Le dîner va commencer.

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