Remballe ton steak, Peter Luger !

L’hôtel Méridien de Manhattan sur la 57ème rue offre quelques exemples de la démesure tellement appréciée aux Etats-Unis, le plus remarquable, dans sa simplicité et sa naïveté, étant peut-être le breakfast à 1000 dollars… Certains y voient un humour décalé, mais le secret de ce petit déjeuner (une omelette aux oeufs d’esturgeon et à la langouste) réside dans sa stupidité : comment gâcher du caviar, comment corrompre de la langouste ? En les faisant frire, en les graissant, en les chauffant, en les mélangeant avec trois gros oeufs de poule bien dorés dont la texture collante assure une prise bien ferme, empêchant la mâche si particulière et si originale, autant des petits oeufs noirs que du muscle nacré.

Non, lorsqu’on est à New York et que l’on vise la démesure, il faut la conjuguer avec la quintessence de la gastronomie américaine, qu’elle soit du Nord ou du Sud. Affronter son côté barbare, brutal, sanguin, mépriser le raffinement prétentieux et raté qui fait sourire en coin les européens, les asiatiques et, probablement, aussi les new-yorkais.

Bien sûr, il faut marcher – lorsqu’on se lève de son lit au 9ème étage, vue sur Central Park, il serait tellement aisé de prendre l’ascenseur, dégainer sa carte de crédit et se poser dans la salle de restaurant de l’hôtel. Se laisser aller à une folie dure, ou douce – la version à 100 dollars et quelques oeufs en moins. Mais le programme de la journée est autre.

Après une légère collation et un bon jogging dans le parc – 5h du matin et la foule est si dense qu’on ne sait qui subit le décalage horaire : eux, ou moi… ? – prendre une bonne douche, abattre avec efficacité et enthousiasme un peu de travail, jusqu’à 11h – il est temps de se mettre en chasse.

L’itinéraire est simple, comme toujours dans la ville-boussole : dès la sortie de l’hôtel, rejoindre la 5ème avenue, la descendre jusqu’au Madison Square, passer sur Broadway ; à Union Square rejoindre la 4ème avenue qui se transforme en Bowery, puis atteindre Delancey, et le pont de Williamsburg.

Ou alors, Park Avenue… ou bien la 2ème avenue, ou la première…

En clair : tout droit jusqu’en bas, à gauche au pont.

Simple, et presque deux heures de marche.

Dans New York traversé, les souvenirs de l’ancienne Bowery sont oblitérés par le nouveau musée, les magasins, les cafés. Je m’attendais à une nuée de clochards allongés sur des cartons, je trouve une flopée de bobos avachis sur des chaises-longues.

Enfin, l’heure n’est pas à la contemplation, je veux arriver pour le premier service, avoir le temps devant moi.

La traversée du pont est longue, on franchit la rivière de l’Est (quel joli nom, on se croirait dans un fast food chinois à Paris !) en se faufilant sous des enchevêtrements de poutrelles métalliques, parfois à peine l’espace de croiser un camarade piéton, et au-dessous, à côté, tout autour, un vacarme de véhicules divers, polluants et puants, klaxonnant et vrombissant. Le passage piéton du pont de Williamsburg est réservé aux amateurs d’indices d’octane élevés et de particules fines.

Le pont est long, heureusement, Peter approche !

L’arrivée dans Brooklyn ne marque pas, on a beau fredonner Mort Shuman ou rêver à la Skyline, rien n’y fait – les poutrelles continuent, menaçantes, de s’entrecroiser au-dessus de ma tête, les véhicules puants, de nous frôler en nous assourdissant.

Quelques dizaines de mètres après avoir pris pied dans un des 4 boroughs à ne pas être le premier, une dernière inflexion nous amène au but ultime de cette longue marche urbaine. J’ai nommé : Peter Luger.

Mon pas s’est accéléré dans les derniers mètres, ma bouche a salivé malgré la pollution olfactive, visuelle et sonore, lorsque j’arrive face au temple du steak, je suis prêt.

Prêt à manger.

Prêt à me régaler.

Dans la phase de préparation, j’avais appris tout le menu. Une courte carte, fondamentale : steak pour un, deux, trois ou quatre, des frites et des épinards, du rouge californien.

Que du sérieux. Pas de fioriture. Pas de changement depuis 1887, aucune hésitation, aucun atermoiement. De la belle barbaque, rien que ça.

J’y vais. Je fais un pas. Un autre. Entre. Intrigué, excité, me demandant si ce n’est pas là le dernier piège à touriste. Suis rassuré par l’austère installation, grande salle aérée, tables en bois, serviettes blanches.

J’avance vers le maître d’hôtel posté à l’entrée. Demande une table.

« Pour déjeuner? »

Et, inévitablement, il ajoute :

« Avez-vous réservé ? »

Quelle question !

Ai-je réservé ?

Non, bien sûr. On ne réserve pas pour manger un steak-frites, tout de même…

« Non », avouai-je.

Et me retrouvai dehors.

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