Déjà neuf heures que l’on court. Trotte et marche, monte et descend. Court.
100 bornes. 70 de passées.
Le but s’éloigne et se rapproche à la fois. Bien sûr qu’il se rapproche, mais la fatigue qui s’empare parfois de nous fait que sa possibilité s’éloigne.
Nous sommes trois. Entraînés, motivés, heureux d’être là – surtout moi, d’après ce que je m’entends dire depuis le départ.
Les trois mousquetaires.
Comme eux, nous étions quatre en partant, mais une mauvaise chute suivie d’une entorse nous a réduits à trois.
Et nous courons. Nous nous poussons de la voix, du regard, du mot.
De la main parfois, comme dans cette montée longue de 2 kilomètres qui ne finissait jamais.
Certes, je suis content d’être là. Dans ces paysages du Morvan, lacs et forêts, vallons et collines, départ de et retour à Saulieu (Loiseau, ça vous dit quelque chose ?). A courir, à regarder, à parler, à rire (surtout au début). Mais à souffrir aussi – de plus en plus !
Et maintenant, à avoir faim.
Les ravitaillements sont légers et nous n’avons pas mangé lors des premiers, portés par notre énergie, nos réserves et nos barres anti-coup de barre.
Mais là, 70 km après le départ, il fait faim. Soif. Fatigué. Froid. Ambiance Blanche Neige dans la forêt.
Nous arrivons au dernier grand ravitaillement prévu par l’organisation de la course, prêt à en découdre avec la soupe, les bières et, pourquoi pas ? L’assiette de pâtes.
« Je mangerais bien une sole grillée », me dit Alber, optimiste. Quant à moi, j’ai très faim, tout ira !
A notre terrible surprise, le site prévu pour le ravitaillement est une grande place déserte. Rien ne nous attend, personne pour s’occuper de nous, personne pour nous nourrir, nous abreuver. Nous encourager.
Un moment de faiblesse s’ensuit.
Dépités, nous nous asseyons pour tenter de reprendre des forces avant de repartir.
Encore 30 bornes.
De nous trois, l’ancêtre – 69 ans – est le plus serein : il a fini tellement de courses qu’il ne craint plus rien. Il arrivera au bout, c’est certain.
Moi, je doute. Ce n’est pas le moment de me laisser aller, je le sais, mais, difficile de ne pas craindre la fin de course, la nuit tombante, la fraîcheur qui s’installe, plus rien dans le ventre, plus rien dans les pattes.
Les sourires sont forcés.
Quand une jeune femme s’approche de nous.
Avec son amie qui s’approche elle aussi, elles sont venues de Hong Kong soutenir une équipe de marcheurs – oui, des marcheurs, et nous, nous courons, ce qui explique que le ravitaillement ne soit pas prêt : nous avons de l’avance sur l’horaire.
Notre réaction est unanime : quelle chance ! Vraiment, cette équipe de marcheurs doit être constituée d’êtres humains hors pairs, pour avoir su déclencher un tel enthousiasme. Un si beau fan club, venu de si loin ! Nous en restons bouche bée, les bras ballants et, pour être franc, le moral en berne.
Un sourire plein de compassion aux lèvres, elles prennent pitié, nous demandent si l’on veut un thé ? Quelque chose de chaud à boire ?
Ou alors, à manger ?
Si nous voulons à manger ? Mais oui, mais oui oui oui ! Mais, quoi ? D’où ça ? Mais, comment ?
Nos sauveuses prévoyantes et équipées – on ne fait pas 11 000 kilomètres pour encourager des marcheurs sans avoir de quoi faire face – ont amené tout le matériel dans le coffre de la voiture.
Elles sortent le camping-gaz, une table pliante, des ustensiles de cuisine, un monceau de victuailles, et s’affairent.
Dix minutes plus tard, nous voilà en train d’avaler un bol de soupe de nouilles fumante, parfumée, roborative.
De délicieux frissons me chatouillent l’épigastre, mes papilles ennuyées de salive sèche et de boissons énergétiques se réveillent, se libèrent, traquent le goût du sel – important, le sel – celui de l’eau, des pâtes, du soja.
La soupe descend tranquillement, le corps reprend des forces en douceur, en se reposant. L’ancêtre, lui, ne mange pas – c’est une philosophie – mais le reste de la cordée se refait une santé.
Les supportrices sont contentes de nous aider, et aussi de rompre avec nous la monotonie de l’attente – leur équipe ne se présentera pas avant encore quelques bonnes heures.
Nous parlons peu, concentrés que nous sommes, et efficaces. A mesure que la faim et la fatigue s’éloignent, l’objectif et l’enthousiasme reviennent.
Il nous faudra probablement encore courir quatre heures. Gardons de l’énergie, de la fraîcheur, et un peu de faim pour plus tard.
Restaurés, nous nous levons. Prêts à en découdre avec nous-mêmes.
Nous repartons après des remerciements aussi chaleureux et effusifs que notre état nous le permet.
Saulieu, à nous trois !