La ville de Kyoto n’est pas représentative d’un Japon intimiste. Plutôt, d’un Japon grandiloquent. On ne peut s’empêcher de guetter le Mitsuhirato de Tintin et le Lotus Bleu en parcourant cette ville tracée à l’équerre, aux grandes et larges avenues, aux nombreux palais, temples et jardins, beaux, riches, imposants, qui manquent de légèreté et souvent, d’émotion.
Kyoto, qui fut longtemps capitale, ne l’est plus depuis cinq siècles, et donne parfois l’impression d’une ville-musée aux quartiers bien délimités fourmillant de productions artisanales destinées aux touristes omniprésents. Comme s’il existait encore une rue du Kimono, une impasse du Radis saumuré ou un boulevard du Thé sencha.
Malgré cela, Kyoto n’est pas une ville morte. Ses universités, en particulier, lui assurent un renouvellement permanent, une vague de jeunesse bienvenue. Et la célèbre université de Kyoto trône parmi elles, sa tour de l’horloge dominatrice et prétentieuse servant de point de repère d’aussi loin que l’on se place en ville.
Partant du sud, près du Nanzen Ji, pas loin du Temple de l’eau pure, on emprunte la Niomon dori, calme et large rue longeant un canal, un musée d’art, un autre ; on passe devant une sorte de salon du mariage (éphémère ? permanent ?) adepte du style kawai assez rare ici, puis on tourne dans une grande avenue fréquentée et peu amène, que l’on suit jusqu’à l’université dans la chaleur et l’humidité enveloppantes du mois de juillet.
Une fois sur le campus, toute subtilité japonaise est oubliée, laissant la place à une vision massive de brique rouge à l’architecture robuste et carrée qui oscille entre réalisme soviétique et pompe à l’anglaise.
Peu d’intérêt. De même que la conférence-prétexte à laquelle je participe.
La journée passe vite, entre rattrapage discret du décalage horaire, discussions avec mes collègues, déjeuner au restaurant français de l’université (mon côté chauvin me donnerait-il l’impression de baigner dans un concentré nippon de fausse modestie ?) et bientôt, la sortie des classes.
Et la promenade de retour, pour tenter de se perdre. Avec M…
Malgré la simplicité du plan de la ville, de nombreuses solutions s’offrent à nous : on peut traverser le fleuve, s’égarer dans les petites ruelles qui le bordent sur sa rive droite, longer avec convoitise l’alignement infini de restaurants qui font la joie des locaux et des visiteurs jusque dans l’allée de Pontocho, sorte de rue de la faim et de la soif. Anticipant un repas festif de grillades, de tempura ou de cuisine zen.
Surtout, jamais de sushi à Kyoto, c’est une hérésie (disent mes amis du littoral) !
Dans ce quartier, la foule n’incite pas à la flânerie, plutôt à une consommation frénétique qui ne nous inspire pas, ce soir.
On peut, alternativement, revenir sur la rive gauche, plus calme, déserte par endroits, errer en lenteur. Deviner derrière les rideaux des endroits voluptueux mais difficiles d’accès, des restaurants somptueux pour lesquels une introduction nous serait nécessaire.
Ne pas oser entrer. Attendre, repousser, jusqu’à une prochaine fois. L’envie est testée : vivra-t-on une petite aventure, un peu d’extraordinaire, du subtilement dérangeant quelque peu merveilleux ? Ou bien cherche-t-on, comme nous ce soir, un endroit confortable, rassurant et facile à vivre ?
Tout à ce doute, on croise une échoppe, bien au calme dans la nuit tombée.
Un regard sur le petit comptoir aux huit tabourets emblématique de la vie de quartier japonaise nous dit qu’on y mangerait bien, peut-être bien. Et qu’on s’y sentirait bien.
Nous entrons.
Le restaurant est minuscule, presque vide à cette heure déjà avancée. Encore très éclairé à l’intérieur.
Derrière le comptoir officie un homme, jeune, tandis qu’une femme, jeune, s’approche et nous installe.
Un couple.
On ne saisit pas bien ce que l’on mangera, mais le fumet et la vapeur qui se dégagent de l’espace cuisine derrière le comptoir nous parlent probablement de pâtes, udon ou soba, probablement de soupes, probablement d’autres choses, toute surprise facile à prendre.
Les regards de la jeune femme qui s’empresse, après nous avoir apporté les couverts et la serviette essuie-mains froide (Kyoto, juillet), d’attendre notre commande, se heurtent vite à nos sourires gênés et notre incommunicabilité.
Impossible de tenter le japonais.
Anglais, français, de même. Nos sourires se crispent, l’appétit monte, les odeurs nous allèchent, nous avons faim !
Peut-être aurait-elle un menu en anglais ?
Avec quelques mimiques et de grands gestes, elle nous pointe un journal qui trône sur le comptoir, et nous le tend.
C’est l’heure de la révélation.
Première nouvelle – nous sommes dans un restaurant coréen.
Ce restaurant a eu droit à un article fort élogieux dans le Japan Times de l’année – deuxième nouvelle !
Et le menu y est décrit, en anglais et quasiment dans son intégralité – troisième nouvelle, de loin la plus utile !
Nous sommes sauvés, elle se détend, nous réfléchissons.
Le menu propose quelques plats de riz recouverts d’assortiments variés, nous tentons sans trop réfléchir.
L’homme s’affaire sur les instructions de son épouse. Il nous tourne le dos et nous ne pouvons que deviner ses mouvements, mais sa rapidité est indéniable – et nos deux versions nous sont bientôt amenées. Servies dans un bol en fonte préchauffé pour former une couche de riz croustillant, elles arrivent précédées d’un joli crépitement annonciateur de plaisir. L’une est à l’oeuf coulant et sauce légèrement collante parfumée au sésame, l’autre, à la viande de boeuf sautée parfumée au soja et au piment. En commun, une composition de légumes crus, cuits et marinés disposée en belle étoile au-dessus du riz.
L’heure avancée, la journée bien remplie, les kilomètres touristiques nous incitent à plonger avec enthousiasme dans ces bibimpap appétissants.
Alors, plongeons !
Mais avant, touillons !
Nous suivons les conseils de notre hôtesse qui, malgré la barrière de la langue, s’occupe de nous avec empressement, et nous fait comprendre qu’il est bon de tout mélanger dans le plat. Casser l’harmonie et l’équilibre visuels pour réaliser une sorte de pâtée de riz, d’aspect plus rustique mais délicieuse, épicée, goûteuse et roborative. Un magnifique plat d’hiver que la fraîcheur du soir et de la climatisation nous font apprécier en insufflant la sensation caractéristique d’une cuisine faite pour vivre et ressourcer, pas pour flétrir et engraisser. Le plat est consistant mais pas lourd, les goûts frais, aériens et intenses, et la mâche molle du riz en sauce alterne avec l’indispensable croquant des légumes.
Notre bol diminue à vue d’oeil, à mesure qu’augmente notre confiance dans le chroniqueur du Japan Times. Nous ne somme plus que deux, nos hôtes sont discrets et souriants, notre repas équilibré se termine dans la dégustation paresseuse des grains de riz soufflés qui tapissent notre bol (il ne leur manquerait plus qu’un film, ou du chocolat…), ce dessert diététique nous ravit.
Il est 23h lorsque nous quittons le restaurant et rentrons paisiblement dans le Kyoto calme de la nuit, retrouver notre ryokan nippon après cette incursion coréenne.
J’ai appris depuis que les premiers êtres humains à avoir investi la région de Kyoto étaient originaires de Corée.