Refuge Terminus

La journée avait bien commencé.

L’appréhension terrible de la veille, mon insomnie dans le chalet alpin, mes tours et détours sous la couette en attendant le réveil, avaient laissé la place à une belle envie d’y aller.

S… et F… étaient avec moi, ainsi qu’un ami de F…, et tous les quatre nous étions partis de bonne heure rejoindre le groupe du Club Alpin Suisse.

A cette époque, je n’y connaissais pas grand chose, et je faisais confiance. Au hasard. Aux autres. A moi-même.

J’étais prêt à monter en haut des sommets, à glisser jusqu’en bas des pentes, j’y croyais dur comme fer.

Dur comme fier.

Vu de mon bureau, sur mon ordinateur, le programme m’avait enchanté : j’étais déjà au banquet, à saliver aux doux noms de Zinalrothorn, Obergabelhorn, Weisshorn, Bishorn peut-être. Et je pensais, puisqu’on me le proposait, qu’ils étaient dans mes cordes. Sous mes peaux. Dans mes skis.

Dire que l’on va faire quelque chose, en parler avec ses partenaires, c’est déjà, un peu, le faire, n’est-ce pas ?

J’étais confiant. Et ce premier jour, malgré la nuit courte, en pleine forme.

Après quelques kilomètres en voiture et une montée en télécabine privé, le groupe s’était retrouvé au complet. Nous étions neuf à partir. Deux « chefs de courses » du CAS, la bande des quatre, deux anciens qui avaient l’air très expérimentés, et une jeune italienne (mon homonyme).

La taille du groupe m’inquiétait un peu, mais les autres skieurs avaient l’air solides. Plus que nous en tout cas :  S… et F… n’avaient jamais fait de peau de phoques et moi, avec mes quelques sorties, je ne réalisais pas vraiment l’ampleur de notre projet.

Enfin, nous voilà partis. Il est déjà midi.

Les premiers mètres sont faciles, insouciants, une marche en légère pente. Déjà le soleil donne, nous enlevons rapidement quelques couches et nous retrouvons en T-shirt à manches longues. La pente s’accentue légèrement au bout d’une heure, le soleil cogne maintenant, nous suons et j’entends des bruits désagréables sous mes skis. Les fameux Wouf! dont j’ai entendu dire qu’ils auguraient d’un manteau neigeux instable, d’une neige avalancheuse.

Bien sûr, avec l’inclinaison de la pente, rien ne peut nous arriver. Mais nous voyons maintenant se dessiner devant nous la première difficulté de la journée, une pente relativement raide qu’il nous faudra gravir par une succession d’une dizaine de virages-conversion.

J’entame la montée, plutôt à l’aise physiquement. Mais les skis s’enfoncent dans la neige lourde et profonde, et les premières conversions montrent toute l’étendue de mon inexpérience.

D’autant que mes peaux de location tiennent mal, et je dois régulièrement m’arrêter pour dégager la neige accumulée sous les semelles, et les recoller.

Les plus en jambe, les plus à l’aise me dépassent lors d’un nouveau recollement, et je me retrouve en queue de file, à trois virages du sommet de la pente, enfoncé dans un mètre de neige qui fond vite, sous un soleil qui tape, avec une inquiétude qui croît.

Et là, alors que je suis prêt, remis en état, que j’ai enfin fini de nettoyer mes semelles et d’attacher ces peaux au rabais, voilà que je dois encore patienter. Car au virage suivant, à trente mètres de moi, dix mètres de dénivelé plus haut, se tiennent F… et un de nos guides amateurs. F…, semble-t-il, n’arrive plus à avancer, de ma position impossible de savoir s’il s’agit d’un problème matériel, physique ou mental. Toujours est-il qu’ils sont bloqués, et moi aussi : tenant compte des conseils livresques que j’ai décidé de suivre, je laisse une longueur entre nous pour ne pas charger encore plus la pente.

Alors j’attends, prêt à démarrer dès qu’ils auront repris leur progression.

Quand soudain, le bruit.

Le craquement.

Le coup de tonnerre.

L’angoisse absolue.

Dans ma tête, ça hurle « Merde ! Non, oh non, pas ça ! »

Pas une avalanche !

Je regarde au-dessus de moi, la ligne de fracture commence à peine de se dessiner que déjà, je tombe. La pente m’emporte, et je dévale.

Enfin, je glisse. Lentement.

Autour de moi, une étrange sensation de calme relatif qui me rassure quelque peu – ce ne serait que ça ?

Passée la déflagration initiale, le bruit de glissement est sourd et régulier, la vitesse de descente aussi, je fais ce que je peux pour surnager – heureusement, les blocs sont relativement gros, compacts, et ma chute est lente.

Je regarde vers le bas – pas de risque à l’arrivée, pas de barre rocheuse, de crevasse ni d’arbres. Je devine le replat où je m’arrêterai.

Finalement, peut-être que ça ira ?

Je continue de descendre, je commence à ressentir un inconfort lié au poids de la neige sur mon dos – malgré tous mes efforts pour rester en surface, je sens la masse qui s’accumule.

Au bout de vingt (comment être sûr ?) secondes, je m’arrête.

La neige se tasse. Je me stabilise.

Puis je repars !

La chute n’est pas terminée, la coulée continue.

Dos à la pente, je trouve le temps long, la neige lourde, la peur revient. Je parcours encore quelques dizaines de mètres.

Jusqu’au moment où je m’arrête.

Définitivement.

Je vois que je suis libre de mes mouvements, ni entorse ni bosse, ni membre coincé sous la neige.

Rien.

Je me relève, regarde en haut. Voit F… et notre compagnon qui sont restés au niveau de la fracture – ce sont eux qui ont déclenché la coulée, ils ont quasiment chuté sur place. Moi qui étais en dessous, j’ai tout pris – heureusement que personne ne me suivait !

Nous nous regroupons. Sonnés. Mais en bon état. Et décidons de rentrer.

Le reste de la journée s’écoule dans une morne après-midi de déprime, avec en alternance la sensation d’avoir échappé au pire, mais aussi, celle de l’avoir provoqué en étant trop lents, mal préparés, mal équipés… Si nous avions fini la montée plus tôt, plus vite, sans accroc, nous n’aurions peut-être pas déclenché cette avalanche ?

Personnellement, je suis dubitatif – la neige ne mentait pas, même moi avait entendu ses bruits inquiétants – mais certains étaient passés, et nous aurions pu avoir cette chance !

Donc il faut redescendre, à ski, par la forêt – on croise un cerf magnifique – le long de la route – on voit un ouvrage d’art composé de blocs de pierre absolument impressionnants – jusqu’au car postal qui nous ramène à Sierre.

Terminus de notre randonnée écourtée.

Et même, Terminus tout court.

L’hôtel Terminus.

Lorsque F… et moi nous retrouvons en ville, nous sommes vidés. Frustrés. En même temps, hilares. Ivres d’excitation.

Tout de même, c’était quelque chose ! Quelle aventure ! Quel événement ! Nous devons fêter ça ! Et l’hôtel offre de belles possibilités, son bistro est réputé, sa cave, splendide, sa carte, éloquente.

Allons-y, mangeons, buvons, revivons l’histoire. Il nous faut oublier la peur, le sentiment d’impuissance, la honte d’avoir été les derniers, et remplacer ces sentiments négatifs par la joie d’être bien là, bien vivants, tout entiers.

Et comme l’option sexuelle avec F… n’est pas envisageable, nous buvons, et festoyons, et parlons.

Le menu n’a aucune importance, ce qui compte, c’est d’être entourés, servis, de voir les verres se remplir et se vider sans discontinuer – il ne nous en faut pas beaucoup pour être ivres, la fatigue ajoutée à l’émotion et les magnifiques Syrah du Valais succédant aux délicates Humagne nous achève. Les plats sont copieux, goûteux, l’atmosphère est chaleureuse, une lumière dans les tons rouges comme nos visages marqués du soleil, de l’effort et du vin, nous refaisons l’histoire.

Avec, en guise de conclusion, toujours la même interrogation : Pourquoi ? Et pourquoi nous ?

Bien sûr, le groupe était trop important, la neige était lourde, les « guides », inconscients du danger. Mais cela nous est arrivé à nous, pas aux autres ! Nous étions les moins chanceux peut-être, mais objectivement, les moins bien placés aussi. Et les plus lents. Les plus lourds. Les moins à l’aise.

Saura-t-on jamais ?

Il nous faut encore un digestif, une belle Williamine du Valais à la poire embouteillée, pour finir cette journée qui compte double, au moins.

Finalement, nous montons partager une chambre, confortable alternative au dortoir d’un refuge qui nous aurait cependant beaucoup plu.

Le reste du groupe finira la randonnée sans encombre, sauf mon homonyme qui tomba dans une crevasse – mais on l’en sortit indemne.

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