Saucisse-purée à Saleinaz

Chez Carrefour, chez Franprix, elles nous laissent de marbre.

Ou plutôt, non : elles nous révulsent.

Ces saucisses toutes lisses à l’emballage couleur verge, fumées artificiellement, comprimées dans leur plastique.

En vrai, ça craint.

On s’imagine en train de s’empoisonner aux pesticides, nitrates et autres saloperies. Sans parler de la terrible vie des pauvres bêtes qui ont tout donné – littéralement – pour cette préparation passée à la broyeuse.

Une image s’impose : Tintin en Amérique et l’usine à hamburgers de Chicago. Du haché pure charogne, avec de vrais morceaux de gangster !

Oui, lorsqu’on fait ses courses, chez soi, avec sa conscience du monde, les sens éveillés, tout à son esprit et son corps, on passe devant le rayon charcuterie sous vide des grandes surfaces sans jamais s’arrêter.

Alors, pourquoi les ai-je trouvées si bonnes ce soir-là ? Pourquoi le mélange Herta-Mousline m’a-t-il procuré de telles sensations, une jouissance bucco-stomacale prélude à une folle nuit de repos ?

Pourquoi ?

Je devais être totalement dénaturé, voilà la seule explication rationnelle.

Bien. Reprenons.

Tout avait commencé la veille dans le train de nuit Paris-Saint Gervais Le Fayet. Ou plus précisément, le matin lorsque J.-F. m’a récupéré, inquiet, tremblant de froid et tout excité, à la gare.

J.-F. c’est le guide et moi, le client.

Direction, Argentière. Un rapide passage pour louer l’équipement, puis le télécabine des Grands Montets. Et de là, en marche pour mon super cadeau d’anniversaire : trois jours de ski de randonnée autour du Mont Blanc.

Trois jours qui commencent brutalement par une montée de dingue : le glacier du Chardonnet, jusqu’au col éponyme. Peut-être que j’étais inexpérimenté, jeune et impatient, mais objectivement, c’était difficile. Et long.

Et surtout, pas du tout acclimaté, j’étais. Sortant du train, n’ayant pas skié de l’année, mon baptême de la neige a été féroce.

Passée la première demi-heure relativement tranquille, j’ai dû lutter. Contre la pente. Contre la chaleur. Contre mon poids.

Certes, j’ai tenu bon. J’ai résisté. Pas à pas.

A mi-pente environ, j’ai dit à J.-F. que j’avais des doutes, que je ne serais peut-être pas capable d’atteindre le col, alors mon guide a décollé. Décidant de m’abandonner pour être sûr que je finisse.

Pendant des heures – enfin, ce qu’il m’en a semblé – il m’a attendu, tranquille, posé au col. Et moi, je le voyais. Je l’observais. Je l’enviais.

Finalement, j’y suis parvenu. Les jambes flétries. Le souffle absent. Trempé de sueur. Le coeur à fond. Heureux, soulagé, content de moi.

D’un coup, c’est devenu beaucoup plus drôle – dérapage en rappel pour les premiers mètres sous le col, suivi de vrai ski. A glisser. A virer. Sans les peaux.

Pendant dix (huit ? six ?) minutes.

Avant de retrouver de nouveau le plat, et, face à nous, la trace en pente ascendante.

Je découvrais la cruelle réalité de l’exercice : deux heures de montée, dix minutes de descente. Voilà le tarif.

Mais la montagne était belle, les glaciers, désertés, le soleil maintenant caressant, le moral est revenu. Et, alors qu’il fallait remettre les peaux (trop vite à mon goût) et repartir à l’assaut, j’avais retrouvé mon enthousiasme initial.

J.-F. me pressait un peu, la neige était chaude en cette fin d’après-midi, il fallait atteindre la cabane de Saleinaz le plus rapidement possible (en Suisse, un refuge se dit « cabane », c’est comme ça).

Après une dernière longue traversée, nous arrivâmes.

J’étais dans un état d’épuisement que je n’avais jamais connu avant, et que je ne connaîtrais pratiquement plus jamais ensuite. Une combinaison d’abattement physique – tremblements dans les cuisses, crampes en rafale dans les mollets et les pieds, pouls affolé – et d’achèvement mental – je ne m’attendais tellement pas à souffrir !

La cabane était à nous – non gardée à cette époque de l’année, nous étions seuls. J.-F. est allé chercher de la neige pour faire de l’eau, tandis que je restais, les yeux dans le vague, assis face à la montagne.

Et puis nous sommes rentrés pour dîner. Sortis du sac : un sachet de Mousline, un paquet de saucisses, de la soupe et du fromage. Le tout vite mélangé et réchauffé dans la neige bouillie.

Déposé dans nos assiettes.

Je regardais, totalement incapable d’aider. La faim oubliée, écartée par la fatigue, revenait doucement au premier plan. Il fallait se refaire !

Terminées les réticences, inquiétudes légitimes quant à la composition de l’assiette, oubliée toute conscience hygiéniste : je dévorais ! Nous dévorions – le guide n’était certainement pas très fatigué, mais j’avais dû lui coûter un peu d’adrénaline, en tout cas il mangeait férocement lui aussi. Chacun de nous enrobant de purée le bout de sa saucisse, léchant le boyau puis croquant joyeusement, avant d’avaler le mélange avec ardeur, les fils du fromage fondu pendus aux commissures des lèvres, dans un festival d’inélégance au bruitage équivoque.

Ah, ça faisait du bien !

Un peu de conversation pendant le repas, l’occasion d’un étonnement poli de J.-F. au sujet de mes motivations, puis en dessert, du chocolat, délicieux, et la perspective d’aller me coucher.

Je ne tenais presque plus debout.

Avant de monter m’allonger dans le dortoir que j’aurais pour moi tout seul cette nuit, je suis sorti m’octroyer une petite clope. Le ciel étoilé ponctuait délicatement le glacier, la cabane et les sommets alentour. Un léger vent me caressait, le froid s’installait lentement, la neige miroitait élégamment dans la lumière blanche de la pleine lune.

Peu à peu, je me suis souvenu de ce que j’étais venu chercher ici.

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