Julia m’explique en un français facile et rapide accentué à l’espagnole que la fenêtre de ma chambre donne juste dessus.
Qu’on ne peut pas le rater.
« Le Fitzroy… oui, oui, il est là ! » me dit-elle en pointant la masse nuageuse qui sévit au-dessus d’El Chalten.
Venant en car d’El Calafate, je l’avais deviné, planté dans les nuages. Mais, le temps que j’arrive à l’hosteria Kaulem, juste le temps de poser mes affaires avant de ressortir le voir, il avait complètement disparu.
Le Fitzroy. Unique objet de mon excitation.
Semblable au mont Analogue, son absence éclaire mon voyage, donne l’espoir, scinde le temps entre l’avant et l’après. Sur une carte, tous les chemins semblent y mener, tant il domine la steppe patagone, émergeant au-dessus des lacs turquoise et des glaces en mouvement. Mais, comme tout véritable monument, il se fait désirer.
Coupant court à tout espoir de lyrisme naïf et d’évidente beauté, il m’obligera à l’aborder d’abord sous la pluie – premier jour, jusqu’à la laguna de los tres – puis contre un vent hautain clouant les nuages sur son sommet – deuxième jour, vers le panorama de la loma del pliegue tombado – et enfin, à travers le filtre désabusé des vitres du minibus sur la route du retour.
Les conditions de cette première journée me stimulent. Pluie et froid, vent et neige, brouillard me font me sentir vivant.
Sur le sentier peu fréquenté en ce tout début de saison printanière, je marche tête baissée entre les arbres qui dégoulinent, devinant sur ma droite des montagnes, des glaciers, des pics et des sommets. Croisant ou côtoyant quelques rares promeneurs randonneurs et trekkeurs.
Pas de grimpeurs aujourd’hui, le temps l’interdit.
Je me remplis de l’instant, à défaut de la vue, j’aspire tout ce que je peux de cet air lointain, universel et différent qui me porte vers la laguna de los tres.
La forêt traversée, j’atteins un croisement m’indiquant le chemin du retour, et je poursuis jusqu’au campement Poincenot. Avant de commencer la montée.
Je sais déjà qu’il n’y aura rien à voir.
A partir d’une altitude de 1000 m environ, la neige remplace la pluie – nettement plus joli – le brouillard et les nuages sont toujours aussi épais.
Le sentier est raide, un peu rugueux, évident, et finit par déboucher sur un replat.
De l’autre côté, à vingt mètres à peine, commence la moraine. Et, juste derrière, le lac tant attendu.
La neige qui tombe maintenant est dense, le vent chargé d’eau m’enveloppe.
Sur ma droite, dans Sa direction, le ciel est totalement bouché.
Je m’arrête sur le replat.
Mon surpantalon et ma veste en matériau « respirant, coupe-vent et imperméable » remplissent à merveille leur rôle, essentiel aujourd’hui. Je suis bien protégé, je n’ai pas froid, je ne suis pas épuisé.
Je regarde la moraine. Et décide de ne pas monter dessus.
En tête, j’ai encore les fantastiques images de cartes postales glanées sur le web, merveilleux soleils couchants, spectaculaires sommets de granite qui se reflètent dans l’eau turquoise du lac glaciaire.
Dans mes yeux, la noirceur de la pierre boueuse partiellement recouverte de neige, beauté cachée, austère, peu évidente.
Sans trop attendre – à l’arrêt, le froid gagne – je fais demi-tour, après un dernier regard en direction du nuage étouffant, et commence la descente.
Il pleut toujours lorsque je repasse par le campement Poincenot. J’échange quelques mots avec une trekkeuse dépitée, sortie de sa tente pour vérifier qu’il n’y avait aucun changement dans le ciel. Et continue sur le sentier ramenant à El Chalten en méditant les mots optimistes de Julia :
« Le Fitzroy… oui, oui, il est là ! »
Probablement qu’il y sera encore, le jour où je reviendrai.
Le plaisir de ne pas le voir est surprenant, je me rends compte que je n’éprouve aucune frustration à tourner autour, à le sentir, à le deviner. A simplement envisager sa possibilité.
Au contraire.
Son effacement omniprésent me permet d’oublier que je ne le gravirai jamais, et me laisse la possibilité d’un jour l’admirer. M’épargnant la frustration, démesurément orgueilleuse mais irrépressible, de l’avoir vu sans pouvoir l’atteindre.