Salt, or sauce ?

Il paraît que l’adulte se reconnait à sa capacité à faire des choix. Prendre des décisions. Ne pas se laisser rebuter par des possibilités multiples, ne pas perdre pied face à la diversité.

Grandir est un processus qui demande une attention de tous les instants. Rien n’arrive sans que l’on n’y pense, aucun changement d’importance ne se produit, aucune décision de valeur n’est prise sans qu’une concentration intense ne nous y prédispose.

Et c’est difficile…

Alors, la tentation de régresser au stade de l’enfant ne sachant pas est toujours présente. D’autant plus, lorsqu’on se promène dans un monde extrême-oriental déconcertant par nature, aux usages étranges et étrangers, où la simple action de manger peut se transformer en expérience initiatique.

« Salt, or sauce ? »

Je n’en sais strictement rien, je ne sais pas quoi décider, mon regard alterne entre les deux coupelles posées devant moi.

Dans l’une, une sauce composée de dashi, shoyu et daikon râpé. L’environnement usuel de la tempura. Accompagnement que je connais bien déjà, lors de ce second séjour au Japon.

Dans l’autre, un sel parfumé, légèrement piquant, sec et épicé.

L’impression en bouche sera différente : avec la sauce, le beignet de la tempura sera légèrement ramolli, un peu humidifié, pénétré de ce goût mélange de marin et de cave. Une sauce évidente, présente, qui s’accorde agréablement au palais en faisant courir le risque d’uniformiser les goûts.

Avec le sel, au contraire, une belle exacerbation des saveurs internes du beignet, le sel boit l’huile de la friture pour préparer la langue au contact de l’intérieur. Quitte à infliger une certaine sécheresse.

Alors bien sûr, tout dépend : du degré d’humidité de la farce tempurée, de son croquant ou de son fondant, de son moelleux et de son élasticité.

Heureusement, le chef, derrière sa grandiose bassine hémisphérique en cuivre étamé, est là pour nous guider :

« Sauce. »

Parfois :

« Salt. »

Parfois :

« Salt, or sauce. »

Ces moments où, de son regard neutre au fond duquel on perçoit la bienveillance, l’attention et l’enjeu, il nous indique les deux coupelles sans nous forcer, sont les plus délicats. L’indécision s’empare de moi, je ne sais plus quoi faire, il faudrait, de tout, goûter deux fois.

Difficile.

Ce restaurant, il est fort probable que je n’y reviendrai jamais.

Nous l’avions trouvé dans un quartier sombre, beau et calme de Kyoto, sur la rive gauche face au quartier de Pontocho, cherchant un endroit qui nous avait été chaudement recommandé et, comme souvent, ne sachant pas si c’était bien celui-ci (mais je pense que oui) (mais je n’en suis pas sûr).

Un joli jardin en faisait l’entrée, pierres, arbustes et bambous, et lorsque nous passâmes le rideau d’humilité, nous eûmes la sensation immédiate d’avoir trouvé.

Après un petit couloir, un grand bar, quelques couples de dîneurs, et des chefs faisant frire dans leurs bassines.

La friture… y a-t-il plus banal, plus populaire, plus grossier, comme technique culinaire ? Pourtant, nous sommes au Japon, où l’art d’ennoblir le geste est devenu perfection. Les chefs tempura (comme on dit chef sushi) sont dignes, précis et fermes, techniques; leurs lents gestes dérobent toute la brutalité de la cuisson, par la délicatesse de leurs prises, le constant contrôle qu’ils exercent sur la consistance de la pâte à beignet, le dépôt sans aucune coulure dans l’huile chaude, le retournement puis le service atténuant l’impact du liquide sur la pâte. Les petites bulles qui se forment, le crépitement lors du plongement, deviennent des décorations sonores et visuelles qui accompagnent le lent solo doux du chef tempura.

A le voir faire, la friture devient élégante, s’éloigne des projections brutales, odeurs tenaces et grésillements violents qui l’accompagnent, d’habitude.

Alors, c’est nécessaire, je ne le décevrai pas !

Lorsqu’il m’indique la sauce, je plonge. Le sel, je tapote. Et lorsqu’il me laisse choisir, je regarde. Un indice dans ses yeux ? Une préférence dans son penché de tête ?

Rien.

Lorsqu’il me laisse choisir, son zen absolu me laisse vraiment choisir. Impossible de deviner ce qui serait préférable; s’il y aurait même quelque chose de préférable. Il faut se lancer.

La délicieuse incertitude nous accompagne de morceaux en morceaux, et ponctue ce repas souverain de légers flottements, infiniment agréables.

Arachide sur sa pousse. « Salt. » Sans aucun doute.

Jeune épi de maïs. « Salt. » Pareil.

Congre. « Salt, or sauce. » J’ai choisi « sauce », mais je doute encore.

Crevette. « Salt, or sauce. » J’ai choisi… quoi déjà ? Je ne sais plus, j’aurai dû essayer les deux !

Citrouille. « Sauce. » (Aucun doute).

Patate douce. « Sauce. » (Pareil).

La tranquillité du lieu, son atmosphère sereine, détendue et harmonieuse, son calme décontractant traduisent une qualité propre à Kyoto, son intégration profonde dans un mode de vie dont le raffinement se situe dans la sublimation des gestes simples, dans la perfection des manipulations, dans l’intégration visuelle, sonore et olfactive complète des produits de l’agriculture et de la pêche; hors de toute prétention, de toute dorure surfaite, superficielle et superflue. Une transfiguration du fish and chips en savante préparation prélude à une lente dégustation, ou : comment frire avec distinction ?

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