La vue, ou la vie ?

Etre, ou avoir.

Prendre ou laisser.

Donner, ou retenir.

La vie est faite de ces choix que la montagne magnifie.

Les insensibles attablés à la terrasse dégustant un chocolat chaud regardent les monts enneigés qui leur font face. Les dominent. Les terrassent de leurs altiers sommets.

Au pied de ces monts, sur leurs pentes, presque invisibles à l’oeil nu, des fourmis colorées s’égaillent, partant vivre la montagne. Apprivoisent à pas enneigés, glissants et réguliers, les immensités qui projettent leurs ombres au-delà de la vallée.

Le regard un instant explorateur se trouble, voilé d’interpellations amicales et bruyantes, vociférations familiales ou de voisinage. La vue d’en face, relief infiniment riche de possibles itinéraires, se dissout dans la chaleur des conversations, la banalité de la répétition, la consommation. Les cols de fourrure repus de leur propre suffisance effacent l’immensité qui leur fait face, majestueusement.

Voir, peu à peu ne plus voir.

Oublier. Ne penser qu’autour de soi.

Se perdre dans la société bruyante, passive, abondante.

En face, au loin, en haut, les chemins imaginés dans la neige.

L’appel d’air est irrésistible. La ligne, évidente : monter lentement en traversant de grands cirques aux pentes raides. Déboucher, au détour d’un virage, à l’approche d’une épaule, sur un panorama aux multiples pointes et sommets.

Basculer.

Plonger du regard, puis du corps, dans le champ moelleux, comme un duvet, savourer le bruit de la descente, les projections de neige légère sur les côtés.

Respirer.

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En face, observer la Chantilly fondre lentement dans l’épais chocolat chaud. Avaler. S’alourdir.

Lever les yeux.

Percevoir quelques points mobiles; et, plus haut, oiseaux et parapentes.

Parcourir les cimes enneigées. Les rochers masqués de blanc. La lointaine altitude.

En face, alterner la gauche et la droite en une succession enivrante d’impulsions faciles et toniques. S’inscrire dans la neige, s’enfoncer à la taille dans les flocons accumulés, toujours légers. Ressortir, rebondir.

En face, remuer pesamment sur sa chaise au gré des conversations, tenter de s’extraire sans y parvenir, rester figé. Sociable. Lourd. Conventionnel. S’entourer d’inconnus qui ne partagent rien. Progressivement, voir moins. Décréter l’inaccessible, le projeter à l’infini, s’en éloigner tellement que la vue abandonne, que le soleil écrase tout et qu’il ne reste que le bleu du ciel commun. Sans sortilège. Sans rêve. Un ciel rabaissé par les bruits des voisins, la chaleur subie, extérieure. L’absence de mouvements autres que les petites impatiences du corps immobile et oral.

La terrasse, idéalement située, n’offre que la fixation d’un panorama figé détouré par les nuages, la couleur du ciel, l’éclairage changeant. Et la vue vite se perd dans les présences bourdonnantes, la consommation, la beauté lointaine s’efface, s’éteint, et disparaît.

En face, enchaîner les instants de liberté. Se gorger de l’air, docile à la montée, qui devient rapide, frais, cinglant. Sentir l’ensemble de ses gestes s’accorder au paysage. Epouser le mouvement, jouir des virages et de la vitesse. Du crissement doux de la neige. Du vent.

De la vue aussi, vue pleine et entière, vue dans laquelle je suis, qui évolue avec moi. Change et m’emporte, me devance de peu, s’adapte à mes gestes, mobile, diverse et empathique.

Alors : la vue, ou la vie ?

Plutôt : la vie, et la vue.

2 réflexions au sujet de « La vue, ou la vie ? »

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