Shibuya ! Shibuya !

Shibuya crossing, préfecture de Shibuya, Tokyo.

Au doux susurrement de synthèse du métro qui m’indique (deux fois) que je suis arrivé, je quitte l’abri des rails. Me retrouvant vite dehors par la nouvelle sortie sud, à l’opposé de ma destination. A la recherche d’un chemin pour traverser.

Direction, mon hôtel.

Shibuya, administrativement, recouvre tout un quartier de Tokyo, surtout connu pour l’urbanisme spectaculaire de  l’immense « place » fractionnée en plusieurs composantes déployées autour des multiples gares de métro, train, bus et car qui portent son nom.

A Shibuya, le temps et l’espace semblent confondus, tous deux rapportés au volume d’information reçu : « loin », à Shibuya, se compte en multiples d’une centaine de personnes. « Longtemps », à Shibuya, se mesure en nombre de stimuli par minute, autant qu’en une heure à Paris. Qu’en une année dans un calme village. La concentration d’information dilate le temps, la densité de population dilate l’espace, quelques secondes deviennent des jours, des semaines, des mois. Le temps, décompté en temps événementiel, n’a plus de limite. Les mètres carrés deviennent des hectares, des contrées, des pays.

Cette accélération du vécu déclenche une sensibilité exacerbée. Sans pouvoir distinguer le proche de l’infini, on reste compressé autour des yeux, à encaisser des images en rafale. A Shibuya, je reçois. Je m’imprègne. Je me fais rentrer dedans. Ris au souvenir de mon premier séjour, légèrement inquiet, voulant réussir la traversée des passages piétons multi-directionnels, refusant l’étrangeté, niant mon ignorance – je maquillais dur pour réussir, à la recherche d’un enfermement protecteur.

En quelques répétitions, très espacées dans mon temps propre, l’usage m’est venu. La baleine m’a avalé, s’est emparée de moi, m’apprenant à fluidifier le temps et l’espace en roulant dans l’espace intérieur de la coquille gigantesque. Sans peur de me perdre. Au plaisir, même, de me faire emporter, rouler, bousculer. Balle de flipper cherchant l’extra-ball, me sentant chez moi dans le pachinko gigantesque, réjoui par la multitude, les surprises, les points de repère fluctuants; la circulation à étages, les proximités aux passages impossibles, la géométrie bidimensionnelle déclinée en multiples surfaces parallèles, incommuniquantes.

Shibuya, géométrie à l’impossible géographie.

Pour engager ma traversée, je grimpe sur l’une de ces passerelles aériennes qui la facilitent.

D’en haut, certains constructions s’imposent, stratégiques :

La galerie transversale du Shibuya Mark City.

Le bloc grisâtre du Shibuya Excel Hotel Tokyu.

L’élégant centre commercial Hikarie.

Le jaune caractéristique de Tower Records.

Le 109.

Depuis ces hauteurs panoramiques, la géométrie paraît simple. Ponctuée par les immeubles exemplaires, les panneaux publicitaires. Le flot des passants. Au sol, quelques directions principales s’inscrivent : grandes avenues pointant vers Harajuku, vers Omotesando. Points de départ stratégiques donnant sur les petites rues au sud ou à l’ouest. Bordure matérielle de la Yamate dori.

La passerelle traversée, je redescends au niveau de la mer humaine. Sans oublier l’objectif : mon hôtel. Et avant, le dîner.

Je pourrais chercher un point de chute en surface, m’échouer dans une accueillante izakaya ou un savoureux ramen pour m’apaiser en conclusion de cette traversée de Shibuya.

Pourquoi pas ?

Alors que je réfléchis à cette éventualité, un escalator apparaît sur ma droite. Et décide pour moi. Je cède à la démesure locale en allant visiter le supermarché alimentaire délirant, au sous-sol du grand magasin Tokyu.

En quelques fluides secondes, je plonge dans le ventre de Shibuya aux intestins torturés. Me déverse avec le flux dans des allées bondées, bordées de petites échoppes souterraines où l’on vend sushi et sashimi, yakitori, gyoza, kara-age, okonomiyaki, chaque cuisinière ou cuisinier tenant boutique sur ses deux mètres linéaires, vous souriant, prêt à vous servir son petit plat du jour. Je participe à la foule des travailleurs célibataires rentrant à la maison, des mères et pères de famille cherchant à simplifier la soirée, à la masse négligeable mais remarquable des touristes en goguette, à celle des étudiants argentés, des vieux fatigués. Des employés éméchés.

Le plus dur étant de choisir.

Tout un secteur est consacré au sucré. Des étalages dignes de Chaumet ou Boucheron – le bon goût en plus – des serveuses en tenue de soirée qui vous font visiter des expositions de pâtisseries, certaines banalement extrême-orientales, d’autres ésotériquement françaises, allemandes ou autrichiennes, chaque pièce prête à être emballée individuellement dans un raffinement inouï de papiers, voiles et dentelles, liens et cordelettes, l’objet présenté bien plus important que son contenu.

Au milieu de ces présentoirs de luxe trônent, avec leur subtilité qui échappe à mon palais sucré, les emblématiques mochi et daifuku, pâtisseries infiniment archaïques dont le seul véritable agrément, pour moi, réside dans un contact lisse procurant une caresse légère et peu intrusive, et dans la plasticité parfaite qui épouse la forme de la langue et du palais, la bouche devenant l’aquarium temporaire d’une sorte de méduse alimentaire.

Je ne traîne pas longtemps dans ce quartier – trop sophistiqué ! Et reviens rapidement au salé, là où, même à dix mètres sous terre, on perçoit toute la richesse, la vivacité, l’énergie de la cuisine japonaise au quotidien.

Après avoir fait deux ou trois tours complets, je me laisse tenter par un superbe assortiment de sushi de maquereaux en trois déclinaisons – marinés au vinaigre; enrobés d’une algue épaisse et moelleuse; fumés au chalumeau.

Mon dîner de ce soir.

Petit paquet fait, yens tendus, sourires reçus, silencieuses mimiques expressives, et je pars retrouver la sortie.

Après quelques essais infructueux, me voici de retour en surface. Prêt à reprendre la route de l’hôtel.

Faisant appel à mes impressions de la passerelle, je tente de retrouver quelques repères sur ma carte intérieure et fatalement me reperds, mal aidé d’une boussole affolée par les passages, les petites rues ramifiées, dendritiques vaisseaux irriguant Tokyo, écoulant le sang de la ville au gré des tournants, recoins et affluents, détails invisibles d’en haut alors que les sommets tout-à-l’heure identifiés le deviennent, d’en bas.

Pressé maintenant de savourer, je décide de remonter deux étages pour me réfugier à l’intérieur du centre commercial Mark City, terrain facile et familier surplombant les obstacles en ligne droite. Me dirige vers sa sortie ouest à la porte caractéristique, diplodocus de métal qui me recrache du côté de Dogenzaka où, bientôt, je retrouve mon hôtel.

Ma chambre.

Au calme.

Tranquille.

Si loin de Shibuya.

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