Je déguste

La dégustation est un art de la durée. Elle traduit notre style de vie et notre rapport à la mort aussi sûrement que l’art sacré, les cimetières ou la littérature.

Les Japonais affectionnent une série cadencée de petites bouchées très goûteuses, très marquées, très bien spécifiées. Du liquide et de la douceur initiales, suivies par la fraîcheur iodée, les goûts citronnés ou gingembrés, puis l’explosion de croquant croustillant et grillé, et le confit. Pour finir en décroissance lente et quelque peu lourde, exhortation à l’immobilisme, et à la fin. La dégustation kaiseki est une mise en scène de l’humanité mortelle.

La gastronomie française, bouffie d’orgueil à l’image des banquets royaux, refuse de vieillir. On mange de plus en plus à mesure que le repas se déroule, sans aucune introspection, les rares fraîcheurs initiales contredites par l’amas de chair, les cuissons confiturées et les abus laitiers.  Jusqu’aux fins de repas en explosion glucidique qui perturbent durablement l’organisme. Dans un refus contre-nature de la métaphore temporelle. Un abus de jeunesse mettant le temps au défi.

Jeune ou vieux, on se sent, aussi sûrement, immortel. Rien à perdre. Tout à gagner de ressentir. De vibrer. De s’exposer. Et je rêverais de retrouver, vieux, la force nihiliste de l’enfance, vivre de nouveau cette façon insensée, culminer mes années dans une Ferrerique feria, avant le grand final.

Mais je ne suis qu’adulte. Encore entre deux, assez loin des extrêmes. La responsabilité me freine. Une raisonnable épée de Damoclès me force à prêter attention à ce qui, tout autour, pourrait écourter mes jours.

Je veille à me préserver. L’accident est craint, l’improbable expulsé avec force, la vitesse honnie et le risque détesté.

Parfois, au cours d’un repas, je prends conscience de ce changement de statut. La fragilité de ma présence sur terre s’éclaire de lumières intégrées, de mon regard différent. Ma lenteur, toujours nouvelle inconnue. Mon envie de durer.

Pourquoi prendre le menu à sept plats du restaurant Edvard alors que je n’ai plus le goût de lutter ? Que ma digestion sera lente et difficile, que mon intérêt, sérieusement, se déplace ?

Dans le temps de ma jeunesse, l’appétit était tel ! Impétueux, étouffant les autres passions, transformant même l’amour en dégustation. Un appétit qui phagocytait mes envies, les affaiblissait, les mâtinait de gourmandise ou de goinfrerie. Rendant tout plaisir alimentaire. Entourant mes enthousiasmes d’un halo calorique.

Et puis…

Bref.

Chez Edvard.

La salle est élégante, peu remplie. La gérante, une jeune Christina venue de Bavière, et le sommelier, un jeune Wolfgang viennois, sont tout à moi. Comme un auditoire, et je me retrouve dans la situation du payeur qui s’offre un entourage.

Je goûte, avec curiosité, les petits amuse-bouches, l’élégant consommé réduit de poivron surmonté d’une morsure de pétoncle. Je goûte le muscat, extrêmement sec et fruité, me plaisant dans la compagnie de mes amis bavards .

Rien de tout cela n’aurait été imaginable, jeune. Quand la nourriture était d’abord un besoin, une urgence, un remplissage immédiat. Ni, plus tard, quand elle devint découverte partagée, complicité des yeux et de la bouche, ludicité des sens éveillés.

Chez Edvard, je mange adulte.

Bien ancré, entre les bords lointains, je jouis d’une compagnie tarifée au service de la bouche.

Le plaisir, certes, est là.

Petit ragoût de sot-l’y-laisse – en français dans le texte, une déception pour le maitre d’hôtel tenté de m’expliquer ce vocable.

Impressionnant cabillaud de pleine mer du Nord, au grain serré, à la mâche ferme, sillonné d’un jus noir à l’arôme viandeux de houblon fermenté en une terre-et-mer puissante. Une forte originalité. Une satiété aussi, procurée par l’amertume du houblon, qui permet de consolider le repas, et de m’arrêter. Laissant de côté les avant-, pendant- et après-desserts que l’on me propose. Sagesse nouvelle favorisée par l’intelligence cuisinière d’Edvard et son orientale amertume réminiscente du natto.

Laisser la bouche et l’esprit finir sur la belle surprise vinicole, un excellent Grüner Veltliner, au nez riche comme un Puligny, à la belle attaque et la bouche confortable (mais le corps est moindre).

A goûter en ma seule compagnie un repas délicieux, épaulé par un service prévenant et curieux, à échanger avec de jeunes inconnus enthousiastes des propos plaisants et superficiels, la gastronomie devient raisonnable.

Et m’inquiète.

La traversée dure depuis longtemps et j’entrevois qu’on me cligne de l’oeil, depuis l’autre côté. Pas encore du côté obscur, non, plutôt du côté terne, de cet endroit fatigué où l’on répète sans entrain les mouvements qui vous tournaient la tête, avant, et qu’on voudrait bien revivre pour ne pas s’endormir mais l’enthousiasme a décru.

Cette gastronomie trop sage m’invite à rechercher par d’autres voies l’urgence de la jeunesse, indistincte, peu informée, brouillonne, épuisante certes, mais vivante, énergisante et vivifiante. Renouer avec l’intensité, l’excès, l’ouverture plutôt que la décence, la finitude, la raison.

Tout ça, me le dis-je en acceptant finalement un café, et une prune. Avant de repartir tranquillement longer le beau Danube sombre.

 

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