A Katmandou, siège depuis 1988 l’Everest Steak House au nom improbable, association hérétique, oxymore aussi indu qu’un restaurant Mac Donald (en face de chez Paul Bocuse) ou un café Starbucks (sur la Piazza Navona).
Un restaurant de viande en plein Katmandou… autant dire qu’on y serait allé à reculons, les yeux dans les poches, l’air discret, sifflotant d’un air détaché si cela était encore possible à travers nos lèvres gercées et les raideurs dans nos joues d’avoir trop frimé contre le soleil, le vent, la neige. On serait allé, certes, manger un steak, mais en douce, sans en toucher un mot à personne, sentant combien il était ig-noble de se colleter avec la barbaque alors qu’on venait d’enfiler des perles de lentilles sur des grains de riz pour fabriquer nos colliers veggie pendant trois semaines.
On aurait, cela dit, eu tort de renoncer.
L’Everest Steak House a une fonction, celle de requinquer le trekkeur de retour, l’alpiniste amaigri, le guide occidental en mal de pays; celui qui a fait le poli face à son dal bat et son curry, qui se l’est envoyé sans rien dire derrière la doudoune parce que les calories ne courent pas les cols ni les vallées; ou même celui qui l’a vraiment aimé, qui en redemandait, qui ne voulait rien manger d’autre, celui qui, au fond de la tente, le soir seul dans les grands vents, ne se disait pas: « je me taillerais bien une petite bavette ! », mais, arrivé en ville, a fini comme tous par se lécher les babines et les vitrines dans de larges et voluptueux mouvements d’une langue agressive.
Et, en vrai, on ne se le dit pas tant qu’on est dans la nature, dans la montagne, dans la solitude, dans l’émerveillement, on est heureux, contentés de tout ce que l’on a déjà, pas grand chose mais c’est énorme alors qu’autour, rien, alors on n’y pense pas, jamais, on ne se savoure pas d’avance le joli morceau de viande, le plat préparé un peu chiadé, le repas en trois services assis confortablement avec les pieds qui ne dépassent pas des côtés de la table, les genoux qui ne cognent pas dans les oreilles et les fesses confortablement calées sur quelque chose de mou avec des pieds dessous.
Vrai, là-haut on s’en tape, de cette cloche. Mais quand ensuite, arrivés case départ, retour Katmandou, atterrissage en grande forme, musclé rasé douché détendu oxygéné, l’opulence – toute relative, c’est Katmandou ! – nous frappe au visage, on repique au jeu, on redevient des gosses à la Grande Récré du trekking, des gourmands à la Grande Epicerie de l’Himalaya, de nouveau des nouveaux-nés de la consommation, et c’est bon.
En plein Thamel, quartier fait pour les marcheurs d’avant ou après, pour les grimpeurs se reposant ou se conditionnant, on erre, avec joie, petites rues, librairies, petits cafés, jolis sacs en papier. Magasins de produits de beauté, savons naturels, articles de voyage. Faux sacs North Face, vrais-faux bâtons Komperdell, tout pour refaire le plein, on se sent porté, là-haut encore, l’esprit léger d’avoir tellement flotté, le corps élancé et les jambes infatigables, l’aspiration tourbillonnante de la ville ne nous affecte pas encore.
D’ailleurs, rien ne nous affecte. Tout est plaisir, avant la descente future déprime bientôt retour en plaine, tout est léger, impulsion, vertical, profiter de la force qui meut le corps régénéré, profiter de l’élan instoppable.
Profiter, donc, de la viande.
A l’Everest Steak House, tout est filet. Filet de boeuf en provenance directe de Kolkata – pas d’abattage dans l’hindou Népal – qu’on imagine conditionné en longes cylindriques suspendues dans une chambre froide aérienne, parfaitement alignées, prêtes à être débitées grillées saucées décorées servies, et dévorées. Et, oui, elle est délicieuse, la viande du Bengale. Cuite avec talent sur des charbons ardents, agrémentée de sauces variées, épicées, moutardées, aux champignons, à la crème, au whisky, variations en steak majeur où, le thème étant donné, seule l’interprétation varie, elle est servie en Gargantuesque Chateaubriand, en portion adulte et conséquente, voire, en demi-portion raisonnable convenant parfaitement à l’estomac rétréci du trekkeur – mais la gourmandise empêche généralement toute tentative de modération.
Le filet de l’Everest accompagné d’une bière éponyme au goût facile et frais ponctue solidement le retour à la ville au coeur du quartier de Thamel.
Ou plutôt, ponctuait.
Avant.
Avant le dernier tremblement de terre. Le séisme d’avril 2015 qui a frappé, soulevé, détruit, meurtri, tué.
Et déplacé.
Balloté par la terre en mouvement le Steak House a quitté son quartier, perdant sa centralité, devenant simple restaurant et non point de repère, l’ancien cairn carnivore du quartier de Thamel est une auberge périphérique où l’on ne fait plus que manger.
Alors, peut-être qu’on n’ira plus. Préférant les momos de quartier au filet excentré, l’exubérance de Thamel au taxi pour dîner, l’errance légère et pédestre au transport avec objectif, sans chercher à retenir le temps.
Et quand on ne mange pas de viande ?
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Alors là, ce n’est pas ce qui manque au Népal 🙂
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