Sur l’île d’A… il existe une montagne appelée « Montagne ». Cette petite montagne d’à peine quelques centaines de mètres d’altitude se contourne aisément par l’ouest lorsqu’on tente d’approcher le monastère du saint nommé Théologue. Le long du chemin, des bergeries abandonnées sont colonisées par les chèvres, singes grecs ayant repris possession d’anciennes habitations. Tout autour du monastère, les chèvres vivent seules, loin de leur maître, attendant sans impatience la fête du 15 août égorgeur. Libres, elles grimpent aux arbres, croquent les baies, abordent les rochers sans circonspection, se lancent, hardies, à l’assaut des collines. Pour le bipède, la marche est raide, longue et bien ventilée. Le ciel englobe la terre, le vent secoue l’horizon et le trouble. Loin là-bas, en-dessous, la mer se fait entendre. Au détour du chemin un vallon s’y précipite. Escarpé, chaotique et plongeant, il me tente. Indique la voie. Me donne envie de.
Mais, après. Pas tout de suite.
Tout de suite, c’est marcher. Poser les pieds sur les rochers secs et accrocheurs, prendre un élan, s’élever, imiter les chèvres. Les envier quand elles déboulent, réveillées de leur sieste sous les genévriers et qu’elles posent des sabots délicats et précis sur les pointes des pierres. Monter, suer, souffler, entendre et chercher la mer. La perdre de vue, maintenant elle est lointaine. Se retrouver soudain sans la brise, sans le bruit, sans les couperets émoussés des vagues. A l’arrêt, chercher le monastère.
Ne pas le voir.
Il est là, pourtant, juste derrière, caché par le sommet de la « Montagne », le petit amas rocailleux que je finis de gravir.
J’ouvre la grille. Entre dans l’enceinte où, c’est connu, on m’attendra avec loukoum et verre d’eau. Je fais quelques mètres, les yeux plissés de la blancheur du toit et des murs chaulés à grands gestes circulaires qui les strient en forme de coquillages. Une fenêtre est ouverte sur une autre montagne, plus haute, lointaine.
A l’intérieur, c’est sûr, quelqu’un sera là. Avec loukoum et verre d’eau.
La petite cour est vide. Malgré les fenêtres ouvertes, personne ne se manifeste.
Je me pose quelques minutes sur un banc, à l’ombre. Attends. Regarde.
Un loukoum, même un peu sec… un petit verre d’eau…
Pendant que je souffle, la pensée du monastère majeur de l’île, sanctuaire à la splendeur universelle et la singulière étroitesse qui s’atteint à la force des orteils, se prend du bout des doigts, qui s’effleure de la pointe des cils finement recouvert de sueur lorsqu’après une longue traversée sur la dorsale préhistorique d’A…, on s’en approche subrepticement, arrivant par la toute petite porte faite pour garder les chèvres, non pour accueillir les humains, la pensée, donc, du monastère de C… m’emporte.
Là-bas, il y a loukoum. C’est sûr. Là-bas il y a verre d’eau. Là-bas, il y a raki, parfois, pour arrondir la beauté dure que l’on touche en écartant les bras, finesse et brutalité à la fois de la construction taillée dans la falaise. Là-bas, quand j’y retournerai, je serai récompensé de mon effort respectable, mes quelques heures d’une marche illuminée traversée de la profondeur de l’eau lointaine, porté par le souffle de l’air si proche, là-bas, après m’être convolué le long des escaliers ardus, offert un instant d’infini par la fenêtre magique, j’aurai, sûrement, droit à une petite bouchée démodée, rémanence d’une antique hospitalité qui a forgé toute une histoire. Car être, ici, l’étranger, cela a encore du sens. De la force. De l’intelligence surtout, dans l’accueil fait à l’inconnu s’exprime toute l’intelligence de la société humaine qui jamais n’oubliera que l’inconnu, parfois, c’est toi. Et tant pis s’il a fallu prétexter une intervention divine pour que le mythe prenne vie – au grand mal de la violence inter-humaine, le grand remède de la volonté supérieure.
Assis sur mon banc toujours déserté, mes pensées évoluent, quittent le monastère de C… pour remonter à la source retrouver l’origine du bien, l’origine de ce fameux loukoum qui me nargue de tout son sucre superficiel et volatil, loukoum tant attendu dont je rêve la mâche élastique et fondante, le parfum de cannelle ou de rose, petit cube que mes lèvres aimeraient tant baiser, loukoum à la diffusion globale dans toute l’Asie mineure mais qui, ici, a une origine bien établie.
Attention, soyons clairs : accréditer une « origine » est chose dangereuse, propice à toutes sortes de discordes, disputes, oppositions, affrontements et guerres, et la quiétude d’A… ne se prête pas à l’obsession des origines – l’évidence, ici, d’en être proche, effacerait-elle les revendications ? L’ « origine », donc, est un bien trop grand mot, à la démesure magnifiée par les déités qui m’entourent, et quand je parle d’origine je veux tout simplement parler de l’accueillante confiserie Miel et Cannelle dont on a déjà, ici, vanté les boughaïtsas, et qui produit les meilleurs loukoums de l’île. Ils ont, ses loukoums, toutes les qualités requises pour créer l’addiction, rendre dépendante, affamée et passive toute personne normalement constituée, dissoudre dans leur savant mélange d’épices et de gomme toute forme d’énergie et de libre-arbitre. Concentrés de force saisissante, de toute leur petite taille ils exhalent l’immense pouvoir du sucre en dosage extrême, ils possèdent, ces loukoums, une capacité surnaturelle à transformer l’occidental inhabitué en fantasme oriental à la lascivité bien peu orthodoxe.
Oui, c’est à ce loukoum de K… que je rêve assis sur mon banc dans un monastère déserté à la blancheur irradiante qui me fait le quitter au bout de quelques minutes, redescendre le vallon, retrouver mes chères chèvres, et je marche aspirant mon eau triste à la tétine du camelback, le goût diffus du citron maigre consolation face à l’absence de l’élastique jouissance qui me fut, cette fois, refusée.
Programme du lendemain : aller à K…, ne pas prétexter le divin, juste, le savourer.