Derrière l’impasse de Trévise

Janvier 2019.

Samedi matin.

Explosion.

Un bruit qui paralyse les Parisiens marqués d’un Bataclan, d’un Charlie, d’un RER B. L’onde brutale naît, grossit, s’affirme puis s’étale, traverse le périphérique, s’étouffe dans les arbres des bois de Vincennes, de Boulogne, s’atténue en banlieue, va mourir dans l’air lointain. Pas banal accident, une conduite de gaz défectueuse a tué ce matin-là.

Depuis, la rue de Trévise s’achève en impasse. Une palissade élaborée protège les immeubles chancelants qui font l’angle avec la rue Sainte Cécile d’un côté, rue de Montyon de l’autre. M’obligeant à changer un tout-droit quotidien qui était évident. Me forçant à choisir, aller à gauche vers le faubourg Poissonnière, à droite vers le faubourg Montmartre ?

Mon premier choix : Poissonnière, sans hésiter ! Totalement le faubourg du moment, gouailleur, vivant, animé, riche en étapes franches, gourmandes et accueillantes, ouvert sur le reste du monde, culminant à Barbès et ses faux-airs de Grand Nord, passage obligé vers les deux saints jumeaux et leurs portes monumentales. A côté de lui, Montmartre fait triste figure, faubourg qui a été, devenu l’hôte inintéressant d’un Palace désaffecté hommage en 2D à la nuit du passé, hôte ingrat de feue la Zazou dont la vitrine explosait de délices sur-glucosés, hôte compassé d’un Chartier amidonné au speed-fooding suranné. A part ça : pas grand chose dans cette banale banlieue de sa rue éponyme.

Donc, à gauche. Et s’il fallait encore rationaliser le choix, le verdict des paysages est sans appel : il faut tourner à gauche, profiter du havre piéton devant l’église Sainte Cécile, admirer le Conservatoire, lever la tête vers les vestiaires du premier, la salle de danse du troisième, attraper au passage quelques bribes de jeu, quelques cris d’échauffement, des chants, des rires. Oui, il faut aller à gauche. C’est toujours mieux.

C’est ainsi que la rue de Montyon m’est restée longtemps lettre morte. Mal connue. Peu empruntée. Aucun intérêt. Inutile, en quelque sorte. Une rue qu’on pourrait barricader, gommer de la carte, dont on pourrait combler le vide – n’en déplaise à ses habitants – afin que je n’aie plus à choisir le matin lorsque, mal réveillé, peu présent, rêvant encore de changement, il me reprend d’hésiter. Jusqu’à ce jour d’un été parisien exemplaire d’un changement climatique qui n’en est plus un, un plein mois d’août laborieux aux nombreuses fermetures où je déambulais sans cesser de couler à grosses gouttes dans le quartier vide de ses locaux, de ses travailleurs, de ses étudiants, un quartier du Paris central pas franchement rempli de ses touristes, inhabituellement désœuvré. Un jour, donc, d’errance ennuyée du midi où le destin m’a pris. Inversant ma tendance. Me portant de l’autre côté de l’évidence. Un jour où le destin m’a fait tourner à droite.

Ce jour-là, obéissant à cette soudaine impulsion dextrogyre qui allait, je l’ai su plus tard même si tous les coquillages vous le diront, dans le sens de la vie, ce jour-là j’ai trouvé un lieu qui m’a fait revisiter mes certitudes. J’ai trouvé Sumibi Kaz.

Chez Sumibi Kaz, première confirmation de l’inversion du sens : les couteaux du chef, bien en évidence dans sa cuisine largement vitrée, sont posés lame en l’air sur leur présentoir. Lame au clair, l’âme de la lame bien visible, son fil si fragile protégé par la légèreté de l’air qui l’entoure. Vision inhabituelle, piquante, inquiétante, peut-être ? Pourtant le sens, une fois réfléchi, devient évident : un coupeur en devenir soupèse le manche du plat de sa main bien ouverte dans un contact franc, puis l’enveloppe dans ses doigts qui se referment sur la prise et dans le mouvement se trouve prêt à œuvrer, profitant de l’élan du demi-tour pour amorcer son travail, lame prête à trancher, le fil, à défiler. Le plat, à plaquer, mater, ouvrir.

Et les surprises continuent dans ce monde inversé : le long barbecue qui structure la cuisine se colore des petites braises douces allumées lentement, précautionneusement, trêve de flammes et de feu, reflets chatoyants de rouge, de brun, de doré faisant miroiter des avenirs teintés en douceur, en toute lenteur, savoureux avant-goûts d’une cuisson au charbon doux qui nous vient du Japon. La braise, combustible d’extérieur réservé aux grands espaces, anime ici l’intérieur de Sumibi Kaz, lieu d’inversions soigneusement orchestrées.

Campé derrière sa vitre, affairé et sérieux, le chef austère et industrieux y fait sans sourire des petits plats convaincants.

Convaincants… ?

Non. Beaucoup mieux.

Derrière son masque imperturbable, il engendre une gourmandise pleinement élaborée. Tout d’abord, puisqu’il faut, parfois, patienter, des petites entrées : un carpaccio de sériole superbe d’océanique piqué du parfum de yuzu, un croc bien craquant de kara age de poulet ou de tofu déposé sur une tartare aux gros morceaux francs et affirmés. Quelques sashimis, encore, pour agrémenter l’attente tandis que, derrière la vitrine, les broches maintiennent, les baguettes soutiennent, et s’attisent les braises – mais doucement, sans forcer, en toute quiétude – et que tranchent, préparent et disposent les maîtres de notre plaisir du jour.

Quand arrive le plat masqué des fumées nourricières, empli des saveurs concentrées de la braise, je suis prêt, c’est selon, à goûter l’anguille, éventail aux mille stries infusées de caramélisation, onctueuse et attendrie ; à dévorer la grillade d’entrecôte au gras exacerbé de marinade, enfumé, fondant, dont le nez de charbon évoque des bruits de foule, des clameurs enthousiastes, un casse-dalle au stade sublimé sans la foule ni le foot ; à délicatement savourer le cabillaud bruni de miso, noirci au feu, aux larges écailles bien détachées qui se posent l’une après l’autre sur la langue et lui causent maritime sans aucune amertume.

Le repas terminé, l’ordre est rétabli. Finies les hésitations, errances et options binaires, je comprends que je me suis retrouvé, tout simplement, au bon endroit chez Sumibi Kaz.

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