Bon, à force, on se connaît bien tous les deux. Depuis le temps. On en a partagé, des kiffs de bouffe, des émois d’appâts, des grandeurs de saveurs. On a bien fait les malins, on a bien fait les fiers, à se vanter mutuellement les mérites du raffiné, du sophistiqué, de l’improbable, à déambuler dans les petites rues des grandes villes pour trouver le coin qui va bien, le lieu de l’émoi, la fourchette en airain. On a arpenté, comme disait l’un, d’un bistro à l’autre, comme dirait l’autre. Oui, on a fait tout ça ensemble, et on a aimé. Et on continue. Les sens aux aguets, l’odorat en mode pilote, les papilles prêtes à s’alarmer, les glandes, à saliver. Toujours à la recherche du grand, du beau, du vrai.
Alors, voilà. On se connaît. Bien. Et on peut tout se dire, non ? Tu ne crois pas ? On peut se dire, allez, l’inavouable, on peut s’oser la franchise, se fader l’honnêteté, on peut se dire des chose, Hmmm, des choses, Ahhh, enfin on peut, on doit même se dire les vérités moins glorieuses, les concessions du quotidien, les tricheries avec plaisir.
Je t’entends d’ailleurs qui t’élances dans une sursaut d’honnêteté bien malvenue, et comment tu m’agresses ! comment tu m’éprouves ! quand tu me sors sans timidité « j’avoue, j’aime le Mc Do ». Et que tu insistes : « Oui, j’aime le Mc Do, plus exactement, j’aime le Mc Chicken, son petit pain mollasson, salade qui n’a jamais vu la terre, steak de poulet frit issu des meilleurs usines agro-alimentaires, et une mayonnaise en tube qui… »
Non ! Arrête, je t’en prie !
Toutes mes illusions détruites, toutes mes ambitions réduites à néant d’un coup de tes mâchoires ignorantes, de ton œsophage plaqué bitume, de ton estomac nappé de goudron. Non, je t’en prie, arrête et laisse-moi te faire les présentations. Car il existe, contre ce sinistre sous-produit d’une sous-culture propagé par des ignorants Tayloristes, il existe, dans un lieu déjà bien connu de nous deux, une véritable merveille de revisite qui te fera définitivement écarter la possibilité de déroger. Oui, accompagne-moi et plutôt que le McDo, viens donc déguster un sando.
Ah, je te vois hésitant… un Sandow… ne serait-ce pas ce truc élastique et crocheté qui te pète à la figure quand tu attaches tes courses sur le porte-bagages de ton vélo ? Non. Tu n’y es pas. Pas du tout. Il s’agit, tout « w » écarté, d’un sando, la nipponisation approximative du sandwich bien de chez nous. Et le sando chez Aki– car c’est bien de cette institution qui colonise peu à peu toute la rue Sainte Anne qu’il s’agit – le sando s’offre à nous dans sa version quintessentielle de katsu sando, l’archétype de sandwich à l’escalope milano-japonaise. Se décline, pour ceux que le halouf étouffe, en kara age sando au poulet frit qui botte d’un coup d’aileron les Mc Chicken de ce monde loin, très loin hors de ta vue et de la mienne. Se prolonge, si la mer te manque trop et que tu ne t’en remets pas, en ebi fry sando qui en est la version belles gambettes.
Je te vois qui risque un petit sourire narquois pour me dire, bon, tout ce name dropping c’est bien joli, mais qu’est-ce qu’ils ont de plus, ces sando, au point que tu t’en pâmes et ne jures que par eux ?
D’accord. Je vais te dire : tout d’abord, il y a le pain. Le pain de mie de chez Aki est une sorte de compromis improbable de mollesse et fermeté. Ces tranches épaisses à la mie blanchissime qui de prime abord te paraissent fades et sans texture se laissent manger, certes, facilement, mais t’opposent en bouche une tendre résistance qui demande qu’on les mâche vraiment, elles ne fondent ni ne disparaissent sans t’avoir mis à contribution. Le pain de mie de chez Aki est un vrai pain, pas une éponge détrempée. Et puis il y a la salade. Fraîche et croquante, ses fines lamelles te fleuriront entre les dents mais sans trop s’imposer, elles te verdiront le palais, faisant un petit lit pour accueillir les matières à venir, cette salade douce prépare ta bouche à l’invasion qui va suivre. Car débarquent à la suite le mordant, le croustillant suivi du juteux et du fondant du tonkatsu qui s’épanche sur ta langue, s’alanguit sous tes dents, te fait vibrer les papilles en déposant au hasard du roulis de tes mâchoires les petites gouttes de sauce qui le décorent. Un tonkatsu qui, s’il n’a pas l’ambition de te porter aux sommets de la gastronomie porcine comme a su le faire celui-là, tient dignement son rôle de copieuse croustille nutritive et juteuse confortablement hébergée dans le pain d’Aki.
Voilà. Je sens que tu valides, que tu me l’accordes, c’est bien, en tout cas ce n’est pas mal, que tu envisages, non sans regret mais avec curiosité de laisser s’éloigner ta version américano-basique pour la remplacer dans ton répertoire de gourmand affamé par la perfection de chez Aki. Et si tu n’étais pas complètement prêt, si d’ataviques habitudes t’avaient tissé des liens que tu n’arrivais pas à distendre totalement, si ta constitution paresseuse t’empêchait de balancer d’un revers de main toute une vie d’errance et d’aberration, bref, s’il fallait achever de te convaincre, je te dirais que, du sando, tu dois d’abord jouir de l’aspect. Loin de surjouer le mystère inutilement inquiétant du sandwich clos, refermé sur lui-même, égoïste et mesquin, le sando bien tranché dans toute sa largeur te révèle sans fard son feuilletage de bonheur, le tricolore du pain, de la salade et de l’escalope lettré des filets de sauce noire qui en calligraphient la surface, le tout s’affichant sur une belle épaisseur qui te fera regretter furtivement de ne pas avoir l’appareil masticatoire à double action d’une murène…. mais courageusement tu t’immergeras, comme moi, dans cette combinaison. Et s’il t’est nécessaire, s’il t’est indispensable de piquer de la pointe des baguettes pour enlever un demi-centimètre à l’opulent sando, eh bien, tu le feras, mais discrètement, presque honteusement, l’air de rien, entre deux prises maxillaires, deux bouchées déchirées. Tu le feras sans rien en redire et surtout sans te laisser surprendre par les maîtresses d’Aki, de peur que, te voyant trop t’escrimer avec leur robuste création, elles ne décident d’en changer un jour la formule.
Voilà. J’espère que tu sauras t’écarter à jamais de la version militaro-industrielle qu’on te propose par ailleurs, préférant l’abstinence au pis-aller lorsque loin de Sainte Anne tu te trouveras marri, et que tu conviendras désormais avec moi que, McDo ou sando, la question ne se pose pas.
Une réflexion au sujet de « McDO ou Sando ? »