La Casa de Zarela

Le vent qui souffle sur les montagnes de la cordillère blanche s’arrête à la porte de Zarela. Il la caresse d’un souffle, s’épaule contre le soleil qui tape, accompagne les cris des chiens qui œuvrent de concert dans la rue, la ville, la région. Le monde entier, semble-il. Il souffle, s’arrête, et reste à la porte. Le vent qui masse ou dégage les nuages et décore le ciel de taches remarquables, épaisses blancheurs qui divaguent, ne peut rien contre l’imprenable forteresse de la Casa de Zarela. Rien, non, rien ne s’infiltre à l’intérieur de ce havre de paix, refuge de montagnards, espace privilégié qui accueille à Huaraz les marcheurs et grimpeurs en quête de…

En quête de quoi ? Difficile à dire.

Il faut mener l’enquête et interroger les groupes que l’on y voit. Les rêveurs internationaux venus d’Australie et de Nouvelle-Zélande, de la vieille Europe et la jeune Amérique (du Sud), il faut guetter dans leurs regards la lumière des joies partagées sur les pentes, dans les rochers, sur la neige, dans les cailloux. Il faut boire une bière – une Alpamayo ambrée et corsée ou une Cusquena légère et dansante – voire, un verre de vin rouge de la vallée de l’Ica, il faut partager ces bonheurs et s’échanger les adresses, les pentes à glisser et celles à éviter, les rochers à grimper et ceux à craindre, les déconvenues, les bonnes surprises et les mauvaises. Il faut comme dans toute montagne, mais avec l’intensité de la concentration et la légèreté de la rencontre fortuite, il faut se parler grand ouvert pour exprimer ses envies, ses rêves. Ses quêtes. Et trouver en un autre, en tous ces autres autres, l’humanité qui vous tient et qui vous fait voir dans ces miroirs votre propre visage, ses désirs, enthousiasmes ou inquiétudes.

Mais pas uniquement. Il faut, aussi, répondre, au risque de s’exposer, il faut, aussi, au risque d’affronter une voie difficile, il faut, enfin, affronter la vraie question du moment, la plus délicate à trancher, celle qui vous taquine les lèvres et titille le cerveau, celle dont la réponse quand Zarela l’obtient vous engage autant que le choix d’un itinéraire sur glacier ou la pose d’une broche à glace en ascension, celle que tu dois aborder avec honnêteté, le cœur à nu et les sens aux aguets. Cette question, celle que pose Zarela à chacun de ses hôtes, c’est tout simplement : un, deux ou trois ? Ou plutôt – car il s’agit ici d’être vraiment sûr, de bien se faire comprendre, d’éviter les possibles approximations d’un polyglottisme balbutiant, le risque serait bien trop grand : un, deux ou trois doigts levés ?

Rapide concertation auprès de mes voisins déjà expérimentés, rapide introspection de mon historique d’occidental prudent, j’ai commencé, j’avoue, par « un ». et me suis attiré les sourires moqueurs et les regards en coin de mes amis d’un soir, alpinistes et trekkeurs habitués aux prises de risque et à l’aventure. Car enfin, « un », chez Zarela, ne veut rien dire, « un » est une forme minimale de la composition qu’elle prépare, une forme quasi-inexistante réservée aux mineurs, personnes âgées ou amateurs obscurcis – dont je fais visiblement partie. Oui, le premier pad thai concocté dans la cuisine péruvienne de la Casa de Zarela fut à peine épicé, à peine relevé, gouteux, certes car les aliments de base l’étaient et la revisite avec citron vert, sucre de canne et langoustines arrivées toutes fraîches du port de Trujillo valait la peine qu’on s’y prête. Qu’on enroule sans baguette à l’italienne, dans une vraie fusion de cuisine dont le Pérou a le secret, ses larges pâtes de riz blanches juste fondantes, piquant ensuite du bout des dents de la fourchette une belle langoustine décarapacée toute prête à croquer, l’enrobant des éclats d’arachides et de quelques grains de sucre doux pour en faire une bouchée réconfortante, revigorante, inhabituelle là-bas, et tellement confortable.

Alors, que manquait-il à ce « un » pour être au complet ? Un partenaire, un acolyte, un side kick indispensable. Il lui manquait le petit déclencheur de la sueur intérieure, celui qui vous fait d’un coup réchauffer le gosier, humecter les narines, humidifier les yeux et pleurer de bonheur avec pointe de masochisme. Il lui manquait ses confrères « deux » et surtout « trois », les versions pimentées à l’aji délicieux du pad thai revisité.

A mon retour à la Casa, de nouveau installé à la grande table d’hôte où nous échangions nos plaisirs, nos échecs et espoirs à venir, cette fois-ci je n’ai pas hésité. J’ai, sûr de moi, fièrement insisté pour un « trois » et j’ai vu dans les yeux de Zarela que je méritais, peut-être, de rester dans sa Casa. Et cette fois son pad thai devint une expérience, un voyage de l’intime où je revisitai toutes les parties de mon corps entre la tête et le ventre, suivant avec intérêt, plaisir ou inquiétude le cheminement détaillé de son aji de folie. Entrer par le haut, s’installer sur les papilles, les mater, les éponger, les essorer, leur tordre le cou. Puis, satisfait de son entrée, laisser la place aux autres goûts déjà évoqués et se déplacer tranquillement, se scinder en plusieurs piments, l’un montant aérer le cerveau et lubrifier les naseaux, l’autre commençant son ratissage acharné des voies basses alimentaires. Râpant la gorge, me faisant hoqueter, se glissant le long de l’œsophage en cherchant partout son maître. Mais à « trois », on est sérieux, on ne rigole pas, on ne s’en laisse pas compter. L’union faisant la force, j’ai dû attendre quelque minutes pour que la cohabitation enfin se fasse et que mon aji stabilisé au creux de mon estomac s’installe, tranquille, un gros chat ronronnant qui aurait trouvé quelques mouches, arraché toutes leurs pattes et, finissant de jouer, s’endormirait. Mais, gare ! il suffit d’une nouvelle bouchée pour que le chat se réveille, se tigre, se panthère, se lionne intérieure et me laisse empli de sensations diverse, jamais banales, jamais lassantes, toujours fortes et surprenantes. De sorte qu’arrivé au bout de mon délicieux et relevé pad thai, les joues rougies du moteur en surchauffe, les yeux riant d’humeurs variées, je me suis senti parfaitement rassasié. Rassasié, comme : il faudrait être fou pour en redemander.

Et puis, la douceur de la bière, les rires partagés, la chaleur de la Casa, m’ont fait oublier cet engagement de timide. La prochaine fois, c’est sûr, ce sera encore « trois » sinon rien.

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