Le ciel bas de Lima

Les nuages à Lima sont d’amers paresseux. Ils soupèsent leur rôle, étudient leur fonction, discutent sans cesse de leur destination pour finalement ne jamais partir, indécis qu’ils sont. Les nuages à Lima sont incontournables, grisaillant le ciel de moutons nés aux brumes du Pacifique et qui s’échouent en broutant sur les cordillères. Ainsi, le temps reste maussade, la vue, bornée, l’infinitude de la côte évanouie dans un gris teinté d’ocre qui transpire de sel et d’écume. Pour voir clair à Lima il faut pouvoir s’élever, se garder de la côte flanquée de l’immense Panaméricaine, éviter les files continues de voitures qui, actionnant leurs cornes de brume, sonorise le brouillard. A ce gris, à ces cris, on se sent d’éprouver une tristesse bien océanique, l’écho extrême-occidental d’une saudade atlantique, une nostalgie collante de marin fatigué aux tours du monde mal bouclés. Oui, les pensées grisaillantes n’ouvrent pas à la vie, encore moins au plaisir quand les nuages, fidèles dépressifs, récitent sans déroger leur Spleen de Lima aux couleurs de l’échec et du temps qui s’arrête.

Pourtant, on aurait tort de trop les écouter.

Quelques dizaines de mètres suffisent pour sortir le nez et les yeux des nuages et partir arpenter à la recherche des trésors liméniens. Car Lima la toute grise est une de ces villes où la chère est si bonne qu’elle soigne aisément sa triste homophone. De tous ses marins affalés sur ses bancs de sable, de tous ses natifs précolombiens descendus de la montagne ou sortis de la forêt – et quelle montagne ! Et quelle forêt ! – de tous ses immigrants ayant traversé l’euphémistique Pacifique elle a su s’enrichir, et contredire la morosité de son ciel devenu l’involontaire protecteur d’une baie de plaisir. Oui, à Lima, on peut à deux pas de la brume longer Matsue(i) le berceau de Nobu et sa cuisine fusionnelle, lui faire de l’œil, regretter son ouverture tardive et le destiner au futur. De là, emprunter la petite rue qui mène tout droit jusqu’à Panchita, la gourmande et populaire institution du quartier de Miraflores où la gastronomie prend une revanche pleine de bonhommie, un rien féroce et pleine d’allant, sur la grisaille qui a fait fuir l’océan.

Arrivé allégé, le pied vigoureux d’un trek au long cours, les poumons bien musclés d’une andine hypoxie, l’appétit aiguisé et les papilles en manque, j’entre chez Panchita pour découvrir un lieu destiné aux grandes tablées et soirées arrosées, déjeuners bruyants et dîners enthousiastes. Et commande en toute simplicité un piqueo, une petite collation, un modeste anticucho. Quelques minutes à observer les tables qui se remplissent, les familles et les amis, et voici qu’on me sert la collation qui n’a de modeste que le nom. Déshabitué que je suis à une telle opulence, je prends mon temps. J’observe. Je me présente. Dans ce face-à-face qui dure, le nez avivé des fumets, les yeux miroitant de désir, s’entame un véritable dialogue. Car l’assiette qui m’arrive est humaine, anthropomorphiquement humaine, une large cage thoracique cadrée sur le devant de tronçons de maïs blanc à grosses graines posés bien droit, quand l’arrière se soutient de ses plates et croquantes, larges et fondantes papas doradas qui comme une paire d’omoplates vont le structurer. Au milieu, bien tenue entre ces robustes ossatures, se pose la chair. Le mou. L’intérieur. Le lieu du danger, le lieu à protéger. Au centre de l’assiette l’anticucho yerbateros de Panchita m’offre son accumulation poly-animiste qui mélange à foison les cœurs et les glandes, les foies et les panses, les chairs et les abats dans une truculente floraison. Un bain de braise, un hammam bel viandier, une sudation carnivore, voilà ce que m’évoquent ces couches fumantes de chairs exposées. Un tel intérieur se savoure, se lentement, se doucement, rôti comme il l’a été sur un feu tempéré, mariné comme il a dû l’être d’aji bien relevé. D’une bouchée à l’autre de fondant fumé, de juteuse saveur, il me dit de surtout ne rien perdre de ces morceaux dits « bas » qui offusquent les rois, que méprisent les reines. Panchita me délecte et m’émeut, antithèse gourmande des brouillards liméniens, cuisine radicale aux accents de flammes douces qui léchèrent les délaissés. Au point qu’en sortant, l’humidité devenue ébriété et la saudade gaiement épicée, j’accompagne la grisaille devenue griserie de mes pas cette fois-ci contents de se diriger vers la côte, l’océan, l’occident, et les vagues lointaines qui accueillent les surfeurs.

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