Séville la méridionale arabe et andalouse arbore avec panache ses mille soleils d’hiver. Étouffante l’été, désertique cité abandonnée comme une relique encombrante, un vêtement trop collant, une aberration de ville au climat délétère, elle luit l’hiver de tous ses orangers qui répandent sur elle leur douce lumière, caresse de fruit, phare de décembre, orange de minuit. Car à Séville, c’est toujours de l’orange qu’il s’agit.
L’orange à Séville est partout. Fièrement, elle rayonne. Du bout de branches soumises elle arbore ses rondeurs et un galbe parfait, elle domine d’une tête les passants ébahis et les sourires qu’elle tire des bouches étonnées sont des pièges à pensées. L’orange de Séville oriente la visite dans le sens de ses lumières, elle vous guide au travers de la ville, au dédale des jardins, au faste des Alcazar et riads de là-bas. L’orange à la peau protectrice et la couleur enjouée est une pure arabo-andalouse, image parfaite de la ville.
Il paraît, vous dit-on, qu’au printemps… – mais ce sera une autre fois. Il paraît, on insiste, qu’au printemps les effluves des fleurs… – mais pas cette fois. Foin de fleur, la Séville hivernale est resplendissante de ses fruits gorgés du désir des gourmands.
Désirs qui pourtant resteront inassouvis.
On pourrait, se dit-on, la croquer. Goûter, du bout de la langue d’abord, puis plus franchement à pleine bouche, le jus ensoleillé qui sourd de ses quartiers. On devait, se dit-on, essayer. Mais l’orange de Séville à l’amère beauté ne doit se déguster- si ce n’est en pensée. Les rares astres déchus de leurs orbites en attestent, l’orange de Séville a l’amertume tenace et la survie facile. Et si recueillie, exportée, transformée, emmiellée elle séduit les palais britanniques de ses marmelades et confitures en doucereux étalements sur toasts matinaux, à Séville, point. Fièrement, elle y éclaire mais ne se laisse cueillir.
Il suffit de se perdre dans les rues animées de la ville pour gommer cette frustration. Amandes pralinées sorties chaudes du chaudron qui les a colorées ; mantecados qui s’effritent en bouche comme un tas de sable tout de gras et sucré, Séville regorge de douces ressources pour enlever l’amertume de l’expérimentateur ignorant. Et il y a mieux encore pour qui cherche un peu. Las de tapas peu amènes avalés au détour d’une bière ou d’un verre de rouge râpeux et corsé, légèrement déçu des ambiances chaleureuses aux menus répétitifs et prometteurs mais qui ne tiennent pas, il faut changer de bord. Passer le pont qui vous plaît. Entrer dans le quartier de Triana. Longer le petit bras canalisé sur la rive gauche du grand fleuve et atteindre la tranquille promenade de Nuestra señora de la O ou, plus gauloisement, de Notre dame de l’Ô.
Notre dame de l’Ô, un nom bien mystérieux…
Serait-ce un rappel de l' »O » rond des oranges qui nous guident depuis notre arrivée ?
Peut-être… ou pas…
Le paisible alentour laisse à l’esprit le temps de s’égarer mais pas trop, juste le temps de trouver, après quelques mètres à bien respirer loin de la foule touristique peu curieuse de l’autre rive, le restaurant De la O. Là, toute curiosité onomastique oubliée, nous entrons et découvrons la salle en longueur précédée d’une terrasse qui donne sur le canal et conclue d’une cour lumineuse et fraîche – mais nous sommes en hiver et restons à l’intérieur malgré le doux temps sévillan. Entre le bar qui laisse imaginer par sa discrète ouverture les secrets de la cuisine et le mur végétal si sincère qu’on croit voir les feuilles trembler dans la brise, nous nous attablons et bientôt je déguste une fraîchissime tempura de gambas à la partition parfaitement binaire, l’attaque d’une éclatante croustillance de la feuille dorée suivie d’un tranchant au mordant bien marin, puis je poursuis par une grillade ibérique aux herbes et charbon qui me pave la bouche de sa riche fumée agrégée au maquis, avant de gloutonner une assiette solaire de sauvages pommes de terre rayonnant de gourmandise acérée.
Le déjeuner s’achève paisiblement sur quelques notes d’un vin blanc d’Andalousie, tellement bien que tout naturellement, le ventre rond comme un bel « O », la bouche détendue, l’esprit délié et l’inconscient au taquet, il me vient de chanter des louanges : Ô quel beau déjeuner ! Ô quel endroit fantastique ! Ô que Séville est riche de plaisirs !
Et le nom soudain s’éclaire et me prouve que Notre Dame de l’Ô règne encore sur ces lieux. Oui, mes « Ô » répétés sont pareils aux suppliques collectives des fidèles appelant la venue d’un sauveur bientôt né, appels implorant la libération de celle que l’on chantât si fort quand elle était encore vierge et pas loin d’accoucher, un certain 18 décembre en la cathédrale de Tolède. Et son ventre rond comme les « Ô » de l’assistance accomplit bien son miracle puisque si peu après la légende établit la venue d’un sauveur monoparenté couché sur la paille.
De bien pieux « Ô » pourrait-on dire, mais à Séville, terre andalouse aux héritages mâtinés où le plaisir n’est jamais loin de la foi, mes « Ô » post-prandiaux vibrent plutôt d’une extase bien charnelle, une satisfaction des sens et du corps qui ne déparerait pas lors d’un sabbat de sorcières (ou peut-être de marranes)