Les trente premiers kilomètres sont les plus faciles.
Aussi prétentieux que cela paraisse, c’est vrai.
Un marathon, lorsqu’on s’est bien préparé, se déroule en deux phases.
La première, du bonheur : on attend depuis plusieurs mois l’évènement, on est tendu, la nuit a été moyenne, le petit déjeuner bien trop matinal, les jambes énervées et raides à la fois. La thermie difficile, toujours trop froid en attendant de se réchauffer, toujours trop chaud entouré – envahi – de tant de collègues coureurs, jamais comme il faut dans le sas de départ, la bétaillère des coureurs de base.
Lorsqu’on peut enfin s’ébrouer et se dégourdir les chevilles, les bras, les poumons, un grand bonheur m’envahit. La sensation espérée est présente, une certaine légèreté, un réel enthousiasme, en juste tension, sans effort ni frustration, vers l’objectif.
Courir sans penser à rien, trouver son bon rythme, mécanique et bien réglé, se laisser aller au plaisir de la visite – même à Paris, j’ai l’impression de faire le touriste, inhabitué que je suis à parcourir ces rues à pied.
La première phase, donc, quand tout se passe bien, c’est le jogging du dimanche avec l’ambition en plus, porté par la masse des coureurs et badauds, tous spect-acteurs, je suis nourri de cette impression d’accomplir quelque chose de grand.
Attention : aucune prétendue noblesse dans cette participation ! Simplement, la recherche de mon plaisir d’une manière active, intérieure et longue qui possède des vertus endorphiques bien plus efficaces que la grandeur d’âme.
Les trente premiers kilomètres, donc, se passent avec facilité. Bien sûr, les jambes sont là, de plus en plus présentes, bien sûr la fatigue commence à monter et rend le coeur plus rapide, le souffle un peu court, mais en toute franchise, ça va. Et je me dirais presque que celui-ci ne sera pas aussi difficile que les autres, si je n’avais quelques expériences bien présentes à l’esprit.
A Paris, la principale difficulté provient de la lassitude. Du paradoxal manque de spectaculaire qu’offrent le début et la fin du parcours.
Paris est une ville petite. Rien à voir avec Londres, Berlin ou New York. Rien à voir non plus avec ces beaux marathons de nature, de la baie du Mont Saint Michel ou des Alpes Maritimes. Et le tracé du marathon est obligé de s’égarer très, très longuement dans les zones arborées qui entourent Paris : les bois de Vincennes et Boulogne.
Ah, Vincennes, Boulogne… Leurs arbres ! Leurs lacs ! Leurs camionnettes !
En ce jour aux courses, le ménage est fait, toute trace d’activité illicite et vénale effacée. Les bois sont une promenade aseptisée laissant les touristes croire en la pureté de la ville-lumière.
La fin de ce marathon va se dérouler principalement dans le bois de Boulogne. A mon rythme, pas loin d’une heure dans le grand vert urbain, monotone et trompeur, sans autre raison que de laisser la course atteindre la marque obligatoire des 42,195 km.
Bravement, je m’y enfonce.
En ce début de fin de course, l’enthousiasme a laissé la place à l’obstination. Buté, je cours, malgré une hanche qui tape et son aine qui commence à brûler. Ma démarche d’habitude peu élégante fait, là, franchement pitié, tout le haut de mon corps s’enroule pour caresser la douleur de l’intérieur et la rendre supportable.
Le bois de Boulogne me pèse.
Les derniers stands de ravitaillement me laissent froid, je n’ai ni soif, ni faim, j’ai envie de finir. Les allées sont longues, tous mes voisins sont enfermés dans leurs bulles, nous ramons.
Et voilà qu’un fumet familier, mais totalement hors contexte, me réveille. M’inspire tandis que je l’inspire.
Des images hors sujet qui concentrent mon attention.
La voix de mon grand-père. Son air heureux de me voir.
Les pas de ma grand-mère. Glissements de chaussons sur le parquet de leur appartement rue d’Alésia.
Depuis la cuisine, bruissement, chuintement puis sifflement de la bouilloire à bouchon musical. Légers claquements métalliques de boîtes ouvertes et refermées, de plateau composé.
Bruissement du premier jet.
Grâce à une ouïe surhumaine, ou une imagination débordante : froissement de feuilles entre les doigts. Succion de ventouse du réfrigérateur.
Tous bruits de l’enfance qui me donnent une énergie insoupçonnée alors que je les parcours au beau milieu de ce bois que je n’aime pas sauf là, tout de suite, devant ce stand abrité par un auvent, où une femme sert avec dextérité et compassion de petits verres de thé à la menthe.
Je m’arrête. Hagard. Emerveillé. Prend celui qu’elle me tend, le bois. M’éveille à ce goût amer, sucré et aérien. Avale.
Retends la main.
Grand sourire de Madame qui m’en offre un second.
Que je bois plus lentement cette fois. Les yeux fermés (cela s’est peut-être passé ainsi). Madeleine maghrébine, familiale et défunte, qui m’irrigue le corps en passant par l’esprit. Jusqu’à mes pieds douloureux, jusqu’à ma hanche qui se détend. Mon épaule qui s’étire.
Mon enthousiasme qui revit.
Après tout, que sont quelques derniers petits kilomètres avant l’arrivée, comparés à ces milliers de verres de thé bus chez mes grands-parents, dans la routine chaleureuse du dimanche matin où l’art de la conversation se satisfaisait de vacuité, les échanges affectueux et complaisants entrecoupés d’excitants légaux à des doses qui ne devraient pas l’être ?
Quelques derniers kilomètres pour me remémorer le rythme, de l’enfance jusqu’à ma jeune vingtaine, régulier bercement de thé sans cérémonie (et de croissants, mais ceci est une autre histoire), paroles et rires et plaisir sans ambition, tellement confortable.
Quelques petits kilomètres qui passent, facilement, jusqu’à la dernière avenue parisienne, la baudruche finale et colorée qui détonne dans l’austère et pluvieux Hausmannien.