Lorsque la voiture du guide s’arrête devant l’hôtel, il est à peine 6h du matin.
Nous sommes en pleine forme, en pleine confiance, excités à l’idée de notre randonnée à ski. C’est une première pour E…, pas pour moi qui fais le fier. Mes quelques sorties passées, mon insistance à chausser les peaux le long des pistes désertes de Saint Véran pour m’entraîner, m’ont convaincu que j’avais toutes les qualités requises : équilibre, endurance, contrôle en descente.
En fait je suis encore débutant – simplement, je l’ignore.
Dans la voiture, nous discutons avec le guide – toujours sympas, les guides, toujours prêts à discuter, même au petit matin. En route nous chargeons quelques compagnons et arrivons bientôt au départ de la randonnée.
Le groupe est au complet. Nous nous préparons.
Enfiler le DVA sous la veste. S’assurer qu’on sait le basculer de la position « émetteur » à la position « recherche ». Petit sourire du guide quand je lui demande de vérifier – il se voit déjà enseveli sous la neige, le client tournant en rond, démuni, perdu malgré le signal évident !
Coller les peaux sur les skis.
Basculer les fixations en mode « marche ».
Fermer les chaussures, la butée en position « montée ».
Ces gestes me sont déjà familiers, le matériel apprivoisé me conforte. Dans le matin calme, bien à plat, sans un souffle de vent, tout est facile. Presque automatique.
Bientôt, nous partons.
L’air est froid, le soleil, timide. La neige, dure. Les premiers pas sont agréables, faciles, à plat.
Trompeurs.
Dès la première montée le long d’une trace ancienne et patinée dans une pente même pas raide, la neige glacée nous taxe. Je m’accroche aux poignées, pousse sur mes bâtons solidement plantés. Essaie de ne pas repartir en arrière. M’essouffle.
A côté de moi, E… lutte.
Après quelques passages plus faciles, nous entamons une longue montée, raide, dans l’ombre. Nos peaux refusent d’accrocher sur la neige glacée. Je me bats pour ne pas reculer. Loin devant, le guide et quelques compères plus à l’aise taillent la route sans effort apparent. L’enchaînement fluide de leurs pas me donne une inspiration que je suis incapable de concrétiser – mon buste cassé vers l’avant dans une illusion de progression ne facilite pas le contact avec le sol.
Dans mon sac, le petit bruit métallique des « couteaux » qui s’entrechoquent me fait de l’oreille, je regarde en vain le dos du guide qui ne me voit pas, je l’implore intérieurement en espérant qu’il entendra ma voix lui susurrer « couteaux, couteaux… ».
Rien à faire.
Il file loin devant, tandis que je m’efforce.
Enfin, la longue montée s’arrondit. Le soleil apparait. La neige ramollit un peu.
Les skis portent. Les peaux collent.
Après une courte pause pendant laquelle je suggère que nous aurions pu installer les couteaux – on me regarde avec un air légèrement condescendant – nous repartons, à l’assaut cette fois d’une belle pente.
En quelques minutes, le groupe s’étire. E… est maintenant loin derrière. Tout au plaisir de moi, je trace. L’effort est bon, la glisse est favorable. La météo, changeante, donne une lumière jaune intéressante sur la neige. On devine le sommet, loin encore, et le col qui est notre objectif ce matin.
Au pied d’un passage un peu raide, E… sature. Il s’arrête. Déchausse. Plante ses skis et ses bâtons, et décide de rester là nous attendre.
Cette première fois pour lui est la première fois aussi que la séparation nous touche. Malgré toute l’amitié que l’on se porte, j’ai tranché, choisissant la voie plutôt que l’ami. Simplement, je ne le saisis pas encore complètement : en montagne, on garde les analyses pour plus tard, sa capacité à se connaître raréfiée avec l’altitude, ses émotions tues. L’enthousiasme loin du quotidien, la sensation forte de l’instant, la pointe de danger nous fabriquent des amis de passage. Tissent des liens nouveaux. Motivent des rencontres et des découvertes. Et parfois, des abandons. Des éloignements qui ne se font pas sentir sur le moment, mais rétrospectivement, lorsqu’on mesurera la petite déchirure, le petit arrachement, invisible au début, qui peu à peu s’accentuera, irréversible, accroissant la distance.
Nous reprenons la progression. Le brouillard qui plonge du col réduit la visibilité, menace de nous engloutir. Encore quelques dizaines mètres de dénivelé dans l’humidité maintenant épaisse qui nous enrobe, et le guide décide de faire demi-tour.
Inversion des peaux, des fixations, des chaussures, bientôt nous glissons le long des pentes de retour qui s’avèrent faciles à la descente.
On retrouve E…, plus bas. De bonne humeur, mais gelé.
Un jolie demi-heure de descente aérée dans la lumière des forêts de mélèzes et nous atteignons le refuge, notre objectif du midi.
Le refuge fait partie intégrante de la sortie en montagne, on y scelle les unions esquissées en marchant, lorsqu’on se suit dans la trace, lorsqu’on s’envisage de haut en bas en tentant de s’attirer, de s’aider, de s’émuler.
Les liens furtifs et fugitifs ne disent pas beaucoup, chacun respirant en interne pour mieux reprendre son souffle, discrètement, lorsque les mots rapides et rieurs du début se sont faits rares et que la concentration pèse. Mais, une fois attablés, tous s’éclairent. Les visages, les yeux, la peau s’illuminent au plaisir du retour et de la bonne chère qui débarque.
Bière fraîche. Ravioles. Caillettes. Puis les tourtons, chaussons croustillants à la farce fondante et goûteuse, la fierté du Queyras, l’apanage de Saint Véran, et une spécialité du refuge. Le plat à peine déposé, nous tapons dedans, allègrement !
Progressivement, avec la satisfaction, nos souffles se libèrent, rires et paroles fortes repoussent l’air hors des poumons, créent une atmosphère cordiale, chaleureuse, et éphémère. Toute de sourires satisfaits et complices, encore un tour pendable joué à la Nature et ses gardes-fous, son échelle inhumaine et ses sautes d’humeur.