Donnez-moi les extrêmes, donnez-moi les immensités désertiques du sud marocain, des marches interminables dans les steppes de Russie ! Donnez-moi de la vodka, donnez-moi du bon kif !
Et gardez la crème fouettée déposée sur le chocolat chaud entouré de conversations policées glissant sur les beaux meubles en bois; le beat obsolète des valses et les dealers de billets d’Opéra coiffés de hauts-de-forme. Gardez, je vous prie, l’ancien carrefour majeur de la vieille Europe dont l’existence n’est plus qu’un témoignage, les bâtiments, une histoire, dont la grandeur s’est effacée avec la perte du pouvoir.
Certaines sources d’énergies semblent inépuisables, permettant qu’on s’y recharge autant que nécessaire. La toute-puissance tranquille, esthétique et grandiose du désert offre un infini réservoir; le souffle glacé du vent des steppes gifle et réveille. La profonde perspective des grands espaces est une régénération permanente.
La ville, elle, parfois faiblit. Désireuse de garder son aura, la perdant irrémédiablement, rongée de richesse rentière qui encroûte et s’inquiète, à la fois hautaine et impuissante.
En arpentant les rues du centre-ville viennois, je suis effaré du nombre d’édifices, de palais, de monuments à la gloire de l’Empereur; d’églises à celle du clergé; de la largeur des rues, de l’absence d’embouteillage, des cylindrées des voitures. Une accumulation de richesse obscène par son étendue, sorte de place Vendôme s’étendant sur des kilomètres carrés.
La richesse, d’ailleurs, n’y est pas la seule obscénité,
et il me faut à cette vue toute la puissance du raisonnable, tout le poids des conventions, pour ne pas donner un bon coup de coude complice à mon voisin de boulevard qui a l’air de trouver cette bitte tout-à-fait banale.
La ville berceau de si redoutables manifestations de l’inconscient a certes trouvé la parade,
pourtant la promenade continue de me démontrer que la toute-puissance impériale a laissé à l’abri de ses murs d’autres traces dissimulées, inquiètes, honteuses, pendants de sa splendeur. Une exposition consacrée à Egon Schiele donne à voir des portraits d’adolescentes, de petites filles parfois, nues, alanguies, en train de se masturber. Troublantes visions, dont la réalisation a coûté à Schiele quelques jours de liberté, qui indiquent toute l’étendue de la frustration de la Vienne crépusculaire dont parle si bien Le monde d’hier.
Ce monde a disparu, laissant des traces pérennes dans l’espace urbain et l’inconscient mondial. Un monde d’autorité, de toute-puissance, un monde où, en toute candeur, on pouvait comme Zweig voyager sans passeport sur la planète entière, tel un seigneur parcourant ses terres. Un monde où la figure paternelle, disait Joseph Roth, personnifiait l’Empereur, où le pouvoir patriarcal était incontesté, un monde d’ordre.
En parcourant Vienne, longtemps après que le soleil s’est couché derrière l’université, je cherche la vie sous les pierres. Derrière les façades des restaurants, j’entends les rires et les bruits d’aise, je devine les airs satisfaits et les panses repues, et je m’interroge. L’universalité trouverait-elle encore sa raison entre les murs épais de palais impériaux ? Derrière les façades monumentales d’églises imposantes ? Pourrait-on dire que de la Vienne aujourd’hui, émerge un sentiment d’unité qui condense l’identité de l’être humain ?
Impensable.
Pourtant, ce sentiment a existé.
Par le fait de sa centralité, ivre de sa toute-puissance, Vienne accueillait en son sein, comme une Babylone, une Rome ou une Bagdad, le concentré de l’humanité telle qu’elle se définissait, et se reconnaissait. Classes sociales mélangées, toutes origines géographiques, ethniques et religieuses confondues, chacun inclinant subtilement la tête en présence de l’Empire, tous égaux face à la toute-puissance.
Et puis le pouvoir politique disparaît. L’influence s’amenuise. L’Empire s’effondre.
Reste la richesse. Qui, privée de la légitimité du pouvoir, s’inquiète de ne plus être respectée – maintenant qu’elle ne représente plus rien ni personne – et creuse un fossé la protégeant de la pauvreté.
Lorsque le niveau de vie seul accorde un permis de circuler, quand le mélange se décompose et que l’ordre exclut, l’Empire redescend au rang de fortune, sa capitale devient un coffre-fort, le coeur de la Mitteleuropa n’est plus qu’un lieu d’aisance.
Décidément, Ich bin nicht ein Wiener.
J’ai eu l’occasion d’aller à Vienne mais à chaque fois ça ne s’est pas fait. Comme un mauvais pressentiment…
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