En haut de la pente, il y a Potamos.
Le fleuve, en grec.
La sécheresse, en réalité.
Tout souvenir de l’eau effacé de son architecture, plus une goutte qui dégoutte de Potamos. Ni du haut, ni du bas.
La sécheresse ne nous arrêtera pas.
Nous montons, donc, la pente raide, droite, peu élégante, qui part du port, s’appuie sur les quelques cafés restaurants et (singulier) magasin, et nous mène à l’entrée de Potamos.
Nous montons, et malgré l’heure bientôt tardive, nous avons chaud. Le soleil enrobe, entamant sa lente descente qu’il faut devancer. Car, Potamos, on ne s’y rend pas trop tard. Sauf à être déconsidéré, gaussé, traité d’hérétique, moqué des dîneurs, marcheurs et apéritiveurs qui eux, savent.
La montée à travers le fleuve du bas (Kato Potamos) est sinueuse, un torrent égaré entre de gros rochers sans trouver sa ligne droite. Il faut serpenter, avec l’impression que tous les chemins sont préférables à celui qu’on a choisi – mais l’expérience montre qu’il n’en est rien (mais c’est difficile d’être sûr). La remontée à contre-courant est tonique, la chaleur sur nos vêtements inhabituels en cette fin d’après-midi nous transperce et ouvre les vannes sur la peau.
Habillés pour dîner, nous suons, et pensons avec une pointe d’envie aux paresseux qui ont pris un taxi.
Envie brève, repoussée sans effort au détour d’une ruelle lorsque la Rampe Merveilleuse s’offre à nous. Une trentaine de mètres en pente douce vers le ciel qui ouvre le passage, le vent balayant les dernières vaguelettes de chaleur, l’humidité collée à la peau, la lourdeur de l’après-midi.
Dépassant le premier restaurant, pauvre solitaire avec une jolie vue mais il n’est qu’à mi-hauteur et personne ne s’y arrête, sauf par erreur, nous continuons l’entre-deux pour toucher le fleuve du haut (Pano Potamos). Longeons quelques maisons, les dernières, les plus hautes.
En face, le chemin de la ville. Le chemin de Chora.
La chora d’Amorgos, bourg capital au nom générique, aux moulins tourbillonnants, passages couverts et rochers affleurants persistance de l’état d’avant, est à trois heures de marche au bout de ce sentier rocailleux à la vue insurpassable.
Oui, on pourrait monter, marcher, aller de l’avant, du plus haut, gravir, admirer, traverser.
On pourrait, et on le fera, une autre fois.
Mais pas ce soir.
Ce soir, nous guettons le point de repère pour dîner : la selle, posée sur un muret, d’un âne au repos qui braie dans le champ en contrebas. Quelques marches à contresens et nous arrivons, un peu essoufflés, complètement trempés, totalement réjouis, sur la terrasse de Kamara.
Car heureusement, les choses, mêmes excellentes, même éblouissantes, mêmes spectaculaires, toutes les choses, les bonnes comme les excellentes, même les meilleures, savent s’achever pour céder la place.
Elles ont une fin.
Et nous, faim.
Arrivés à Kamara, nous nous posons sur les chaises disposées juste comme il faut. Et encore une fois, nous regardons.
Il est l’heure de savourer une fraîcheur crépusculaire, liquide et mythique, à avaler dans de grands verres givrés en fixant le soleil finissant qui tombe derrière Naxos la grande. La chute est rapide, un compte à rebours que l’on savoure tandis que les clameurs extasiées des touristes dont c’est la première visite se perdent dans le vent qui ne faiblit jamais, ici.
Enfin, la grosse boule engloutie, la lumière déclinant ses rougeoiements variés, nous pouvons nous concentrer sur le dîner.
De la vue à la bouche, un point commun, une même rotondité. Ici le choix est simple : il faut foncer sur les boulettes. Tout particulièrement les tomatokeftedes et kolokithokeftedes, que nous avons vues faire en passant, tapotées légèrement, expédiées d’une main à l’autre par la cuisinière en cheffe, vieille femme en fichu à l’air concentré qui les fait rebondir, en teste la rotondité, la mollesse, la densité, achevant le traitement de surface en parfaite experte s’assurant de la finition avant friture.
La concentration de celle qui n’a même pas levé les yeux à notre passage assure que ces boulettes ont reçu tout le sérieux requis pour leur perfection. Et le souvenir du grésillement évocateur qui, dès l’arrivée sur la terrasse, a déclenché les sucs gastriques, nous excite maintenant les papilles, éveille le bouquet, dans la fraîcheur naissante nous sommes prêts à croquer.
Et elles, le sont. A croquer.
D’un geste vif, d’un commun accord, elles s’installent dans nos bouches arrondies pour la circonstance, se lovent contre les joues, se modèlent contre le palais, attisent la langue du piquant de leur extérieur légèrement rugueux, avant de se détruire en chantant dans un écrasement jouissif qui tapisse notre cavité buccale d’un plaisir végétal et chaleureux.
Le reste n’est que futilité, accompagnement, faire-valoir, lent effacement qui prépare à l’inévitable descente, et au souvenir qui fait que, toujours, on revient. Prêt à suer. A voir. Et à croquer.