Sous le nez

Tu passes devant tous tes petits magasins du quartier, la boulangerie dont tu apprécies la baguette à la croûte croquante mais élastique, la pâtisserie (pas la même) dont tu raffoles des Paris-Brest essentiels gavés de pralin et crème compactée. Tu passes devant le boucher, sa viande aux reflets moirés qui te fait l’œil doux, tu te retiens d’entrer chez ton caviste admirable, celui qui te fait goûter tous ses vins d’ailleurs et entre deux verres ne te laisse jamais seul sur la montagne. Tu passes dire bonjour à Mr Ibrahim et ses noix de cajou les délicieuses, à se demander comment il fait, ton petit kombini du quartier, pour rivaliser avec les marques à dix balles et les boites en métal (petit mystère dont je vous dirai la solution un jour).

Tu fais ton tour, quoi. Tranquille. Comme d’habitude. Les mains dans les poches, le nez dans ta buée, les yeux sous la tige d’aluminium. Ton tour habituel de futur dineur masqué qui se rit du pangolin le nez bien coincé derrière sa masse de tissu non tissé plastifié qui le transforme en petite locomotive du quotidien. Tu as pris le coup de main, d’aérer toutes les cinq minutes pour évacuer les gouttelettes, de détendre les élastiques pour aider ta peau creusée à retrouver une douce platitude. Plus difficilement, de croiser tes homologues sans vriller dans leurs yeux tes yeux curieux de l’autre, mais que saisir derrière le bleu chirurgical ?

Oui, tu t’y es fait, à l’année 2020 et sa jumelle 21. Tu te sens parfois l’envie d’expliquer à ceux qui te regardent de travers quand tu te reposes l’élastique sous le menton, que tu es en train de faire ton sport à ta cadence de marcheur de fond qui descend tout Paris, d’ailleurs tu pourrais te mettre à trottiner si la maréchaussée t’en faisait la remarque. Mais tu ne dis rien. Recales ton masque. Recycles ton air vicié. Tes petites gouttelettes. Ta langue qui a tourné sept fois dans ta bouche avant de parler pousse des paroles qui tournent dix fois sous ton nez avant de sortir, toute spontanéité remisée pour l’été prochain, ou le suivant, ou encore l’autre… mais tu ne protestes pas, parce que tu marches et que marcher, c’est déjà revivre.

Tu ne protestes pas, aussi, pour une autre raison : tu as prévu quelque chose, une motivation du jour que tu rapporteras chez toi pour satisfaire ton goût et celui des autres. Tu as prévu un petit dessert gourmand en famille, facile, onctueux et aéré, une légèreté de mousse à la clémentine qui se déroulera comme cela (tu l’imagines déjà en chemin vers le magasin qui reste, malgré tous ses petits travers, le pivot de ta course alimentaire) : tu as trouvé, donc, avec l’aide de ton magasin bio aux prétentions d’aventure, quelques jaunes d’œufs, un peu de sucre muscovado, du lait d’amande, de la maïzena ; maintenant tu sors un beau fouet ; tu trouves une petite casserole ; tu délaies bien à froid puis attaques la montée sur feu doux avec l’air qui s’invite et les petites bulles qui cotonnent à mesure que la maïzena réchauffe ; tu contemples sans lâcher prise les derniers instants de liaison, l’aspect lisse et tendu en surface qui te donne envie de te barbouiller le bavoir (je vous passe le plaisir de tester, lécher la cuillère, en sortir une nouvelle juste pour tremper de nouveau, déguster, puis remettre un peu sur le feu, re-fouetter, ressortir une cuillère, re-goûter…) . Et tu amènes sans faillir la préparation simple, vive et patiente jusqu’à sa conclusion, mêlant à ta crème une confiture de mandarine exceptionnelle et corse qui en fera un dessert.

Oui, cette pensée, cette recette que tu élabores en marchant te fait passer l’acidité carbonique, la transpiration qui chatouille et les sons calfeutrés. D’autant que te voilà bientôt arrivé, à deux pas de ton but. La densité soudaine du flot que tu croises ne t’embarrasse pas, tu joues des genoux pour slalomer entre piétons s’éjectant du métro, poussettes en roue libre et petites paires de jambes actionnées de toutes les forces d’une fin de garderie. Non, la foule, les voitures aux moteurs énervés, les pressés qui t’entourent, ne t’empêcheront pas d’atteindre ton but et de savourer.

Non. Certainement pas.

Pourtant le rythme intense que tu perçois dans les actions des voisins de trottoir, le défilé inhabituellement dense et pressé des motorisés, la compacité qui t’entoure, cela dit peut-être quelque chose. Les visages, tu ne les vois pas, mais la façon dont on tire sur les bras extensibles des moins de six ans pour les faire voler à ses côtés, le roulement des épaules et des hanches qui allongent le pas, ces petits indices t’indiquent quelque chose de négatif, t’envoient des ondes délétères qui te font tourner le goût du sucré.

Une pointe d’inquiétude prend place au creux de ton ventre…

Ah non ! Tu ne te laisseras pas faire ! Tu accélères. Tentes de courir. Braves les flots. Oublies les convenances, le masque et la politesse. A grandes enjambées tu traverses la rue et parcours les dernières dizaines de mètres qui te séparent de ton Graal du moment.

Et là : rideau.

Rideau de fer qui grince à tes oreilles, derniers clients qui se baissent humblement pour sortir. Sourire deviné mais fermes dénégations de ton copain de la sécurité.

Inutile d’insister : il est 18h, tu t’es fait couvre-fuégier.

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